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Soyons audacieux ! Ce mois-ci, on vous propose un double défi, rien de moins. D’abord une réflexion carrément dérangeante sur un sujet presque tabou, les enfants assassins et, en parallèle, une quête «inhabituelle»: trouver le livre (Un effluve anonyme de Lucie Lavoie) qui raconte cette histoire et qui est publié hors circuit, en «service de publication accompagnée», ou comme on disait avant la révolution numérique, « à compte d’auteur ». Précisons tout de suite que le jeu en vaut la chandelle …
Michel Bélair
Claire Miller est le personnage central de ce récit qui vous laissera tout chose. Journaliste chevronnée elle couvre, depuis des lunes, le secteur des affaires criminelles dans un quotidien québécois (Vérités) où elle signe une chronique régulière. C’est dans ce cadre qu’elle a écrit sur une troublante affaire d’enfants assassins à la fin des années 1990: deux pré-ados de 10 ans, Christophe et Thomas, avaient alors massacré le petit Anthony, âgé de trois ans. Une décennie plus tard, au moment de leur libération sous de nouvelles fausses identités, Claire prépare un dossier pour le journal qui vise à faire le point sur les questions dérangeantes soulevées par l’affaire. Voilà le cadre.
Bien sûr, tout cela s’inspire d’une histoire vraie survenue en Grande-Bretagne à la fin du siècle dernier alors que le petit James Patrick Bulger avait été cruellement mis à mort par deux tout jeunes garçons, à Liverpool. Et Lucie Lavoie raconte, à la fin de son récit, qu’elle a commencé à travailler sur le sujet à la suite d’une suggestion de Neil Bissoondath dans le cadre d’un séminaire d’écriture. En fait, elle y a consacré plusieurs années et en a produit quelques versions différentes avant d’arriver au livre qu’elle propose aujourd’hui. C’est évidemment ce qu’elle a fait de ce sujet « tordu » par définition qui importe, alors disons-le : Un effluve anonyme est un ouvrage absolument bouleversant.
Un lourd passé …
Ce roman est en fait si perturbant qu’il est difficile de comprendre que les éditeurs ne se soient pas bousculé pour le défendre … Est-ce à cause de la dureté du sujet ? Difficile de le croire quand on sait le taux d’hémoglobine élevé auquel carbure le polar, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs; ou même plus simplement quand on suit les bulletins de nouvelles sur quelque plateforme que ce soit. Sans parler bien sûr des inepties sans nom qu’on trouve un peu partout dans les présentoirs…
Mais revenons plutôt à Claire Miller qui est donc obnubilée par cette histoire d’enfants assassins. Depuis une décennie, elle ne passe pas une journée sans se demander comment on peut-arriver à faire une chose pareille. Jusqu’où faut-il remonter pour expliquer une telle horreur ? Que peut-il se passer dans la tête d’un enfant de dix ans pour qu’il arrive à torturer un bambin qui n’a même pas l’âge de fréquenter la maternelle ? À le démembrer même comme l’ont fait Christophe et Thomas ? Bref : d’où vient la cruauté ?
Au moment des évènements, la journaliste, qui ne pouvait se résoudre à croire au « mal » ou à une quelconque « prédisposition innée pour la violence », avait tenté de répondre à ces questions en suivant l’enquête policière de près puis en interrogeant des « spécialistes » avant d’approcher les parents d’Antony et ceux des jeunes coupables. Sans parvenir à trouver de réponse claire, évidemment. Et à force de creuser, Claire Miller s’est prise au jeu au point de s’y perdre presque.
Car c’est une femme profondément obsédée par cette affaire, un être marqué encore, dix ans plus tard. Claire vit seule en se consacrant tout entière à son métier, exigeante, intègre, mais distante, fébrile même sous des airs de froideur. C’est une journaliste qui travaille méthodiquement sans partager ses angoisses et ses secrets même à ses amis du journal. Son cercle de relations se résume d’ailleurs à quelques collègues de qui elle se rapproche parfois sans jamais se confier tout à fait … ce qu’elle réserve pour Élisabeth, la psychologue qu’elle voit régulièrement depuis que cette affaire d’enfants assassins l’a laissée complètement chamboulée. Comme si elle était personnellement impliquée ou concernée d’une quelconque façon … ce qui deviendra d’ailleurs de plus en plus évident quand elle se mettra à fouiller son propre passé.
Un personnage difficile
On verra donc la journaliste se remettre à l’enquête et même obtenir de rencontrer les deux jeunes assassins et leurs proches avant leur remise en liberté. Elle cherche toujours à comprendre, à expliquer les racines du « mal » et de la cruauté tout en essayant de mesurer les effets des thérapies qu’ont suivies les deux délinquants. Et Claire sera bien vite confrontée à ses limites quand elle comprendra que l’un des deux assassins est parvenu à berner tout le monde. D’autant plus qu’elle n’a pas encore idée des lourdeurs que peut receler le passé … et comme à l’habitude on vous laisse le plaisir de découvrir par vous-même l’ampleur du drame auquel la journaliste fait face.
Lucie Lavoie a fait de Claire Miller une femme fragile mais néanmoins déterminée qui va au bout de ses convictions … ce qui en fait toutefois un personnage difficile dont le côté sombre et quasi névrotique parvient presque à décourager la lecture. Tout comme cette propension à l’analyse qui l’honore, certes, mais qui a tendance à se répandre dans des méandres explicatifs de toutes sortes frôlant parfois la complaisance. Entière, même si la vie s’est chargée de la morceler, Claire Miller a pourtant l’audace d’aller jusqu’à mettre en jeu son équilibre fragile pour comprendre ce qui se passe en elle et autour d’elle. C’est ce qui en fait un personnage authentique.
On pourrait aussi reprocher à Lucie Lavoie son écriture parfois un peu trop « élégante », même « psychologisante », mais il faut du même coup souligner qu’elle colle parfaitement au caractère de son personnage principal. C’est d’ailleurs ce qui fait que l’on sort de ce livre profondément touché par sa démarche et par la détermination qu’elle incarne: peu d’écrivains ont le cran d’aborder un sujet tabou en s’y investissant autant.
Surtout dans un premier roman …
Un effluve anonyme
Lucie Lavoie
Éd.Walter&Alice, Montréal 2023, 348 pages
Il suffit de taper boutique.bouquinbec.ca dans votre fureteur Internet puis une fois sur le site recherchez ensuite le titre du roman.