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Catherine Saouter
Tremblement politique au Pérou en décembre 2022. Le président de gauche Pedro Castillo soupçonné de corruption et accusé de rébellion après une tentative manquée de putsch est emprisonné. En six ans, ce pays andin a connu six chefs d’État. Ces crises politiques à répétition font ressortir ceci : plus d’une trentaine d’années après la fin des dictatures au sud du Rio Grande, la démocratie, sociale surtout, a du mal à prendre racine.
Antoine Char
Les régimes autoritaires, oligarchiques, militaires … bref les dictatures, les Latino-Américains connaissent. Et parfois lorsque la démocratie est au rendez-vous, elle s’éclipse presque aussitôt : au cours des années soixante, une douzaine de présidents arrivés au pouvoir dans les règles de l’art ont été renversés par des golpes.
Les coups d’État aujourd’hui sont rares, mais au sud du Rio Grande, les gouvernements « du peuple, par le peuple, pour le peuple » (Abraham Lincoln) sont-ils pour autant bien en selle ?
Pas plus qu’ailleurs. La moitié des démocraties dans le monde sont en déclin a encore rappelé en décembre 2022 l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), un think-thank basé à Stockholm.
« Je pense que la crise de la démocratie s’observe également en Amérique latine. La dérive autoritaire au Salvador, au Nicaragua ou au Venezuela en atteste » , estime Thomas Posado, docteur en science politique de l’université Paris-8 (échange de courriels).
Pour le chercheur français, la tentation autoritaire reste « vive » après l’euphorie démocratique des années 1990.
Populismo
Aujourd’hui c’est le grand désenchantement et comme un peu partout dans le monde, cela s’illustre par une participation électorale en berne. De plus, « l’Amérique latine constitue une terre de prédilection du populisme », rappelle Thomas Posado.
Pourquoi ? « Le caractère présidentialiste de la plupart des systèmes politiques latino-américains peut contribuer à expliquer cela. On observe aussi un type de régimes avec une orientation politique commune appelée « populiste » ou « national-populaire », fondé sur une orientation nationaliste anti-impérialiste, améliorant les conditions de vie des plus pauvres tout en maintenant l’économie de marché, un type d’orientation proprement latino-américain ».
Les inégalités économiques criardes du sous-continent et la corruption endémique sont également deux « mamelles » qui nourrissent le ressentiment à l’égard de ce qu’il faut bien appeler la ploutocratie.
« Depuis les années 1920, lassées des subterfuges de dirigeants qui ne respectaient les apparences de la souveraineté populaire que pour mieux en annuler les conséquences en matière d’égalité réelle, les masses latino-américaines se sont ralliées en bonne partie à un modèle alternatif : celui d’une démocratie plébiscitaire, reposant non sur une délégation de pouvoir à des mandataires élus sans conviction, mais sur des chefs providentiels posés en redresseurs de torts de la population des humbles. » (1)
Et quand on pense au populismo, les noms défilent : Juan Perón en Argentine, Alberto Fujimori au Pérou, Evo Morales en Bolivie, Hugo Chávez et son successeur Nicolás Maduro au Venezuela. La liste est longue.
Mais voilà, « même si ces outsiders ont rempli une authentique fonction tribunitienne, canalisant la déception des électorats populaires en se présentant comme les porte-paroles des plus modestes, ils n’ont en général guère tenu leurs promesses et ont ainsi accru davantage encore la frustration de leurs soutiens.
« Au total, l’Amérique latine offre bien un terreau favorable au populisme, et il n’y a aucune raison de penser que ce continent parvienne à se défaire de ce style politique tant qu’il n’aura pas progressé dans la réduction des inégalités et, plus encore, dans la consolidation de ses institutions démocratiques. (2)
Régimes hybrides
En Amérique centrale, on assiste à la naissance de régimes hybrides, mi-démocratiques, mi-autoritaires rongés par la corruption, la misère et des taux d’homicides qui classent cette région parmi la plus violente au monde.
Une exception : le Costa Rica, l’une des plus anciennes démocraties d’Amérique latine.
Petite province de l’empire espagnol, le pays fut d’abord négligé par l’Espagne. Ses habitants, presque abandonnés à eux-mêmes, mirent petit à petit sur pied une société fortement imprégnée de démocratie et de volonté d’indépendance (3). En 1948, cette « Suisse d’Amérique centrale » d’un peu plus de cinq millions d’habitants a été l’un des premiers pays au monde à avoir aboli son armée.
Dans les 18 autres États du sous-continent, les militaires ont longtemps pris le pouvoir au nom de la « sécurité nationale », souvent avec la bénédiction des États-Unis.
Ainsi, la SOA (School of Americas), créée en 1946 dans la zone américaine du canal de Panama et fermée en 2000 par Bill Clinton, forma plus de 60 000 militaires à la « lutte anti-subversive ». Un exemple parmi d’autres : la Colombie, longtemps troisième destinataire de l’aide militaire américaine après Israël et l’Égypte. Pourquoi ? Pour en finir avec Pablo Escobar et Cie et la plus vieille guérilla du monde, les Forces armées révolutionnaires de Colombie. Les FARC, longtemps financées pares narcodollars, ont été la principale guérilla communiste du sous-continent.
Le narcotrafic a aujourd’hui l’accent mexicain et la « paix totale » avec les guérilleros reste illusoire, mais au pays de Gabriel Garcia Márquez, comme partout ailleurs en Amérique latine, il n’y a plus de conflits armés, contrairement à l’Europe, à l’Afrique et à l’Asie.
Si les militaires restent « sagement » dans leurs casernes depuis une trentaine d’années, ils ne sont jamais loin dans la vie politique. Au Brésil, plusieurs généraux étaient membres du cabinet ministériel de Jair Bolsonaro, le président d’extrême-droite, battu en octobre dernier par le socialiste Luiz Inácio Lula da Silva. Ne reconnaissant pas la victoire de ce dernier, des milliers de bolsonaristes ont envahi le palais présidentiel, la Cour suprême et le Congrès le 8 janvier. Un remake du 6 janvier 2021 à Washington.
Un peu plus au sud, en Argentine le pays de Lionel Messi reste profondément divisé entre péronistes et anti-péronistes (du nom de l’ancien président Juan Perón). Rappelons que lors de leur pire crise économique au début du siècle, les Argentins ont vu se succéder cinq présidents en … un mois à la fin de 2001.
Pérou, « un cas d’école »
Au Pérou, tous les présidents ayant dirigé ce pays andin entre 1985 et 2020 ont été forcés de démissionner pour des affaires de corruption. Alberto Fujimori (1990-2000), le plus connu, avait été condamné en 2009 à 25 ans de prison. Il a été libéré en mars 2022.
Celui qui l’a remplacé dans le même cachot est Pedro Castillo, le président de gauche soupçonné de corruption et accusé de rébellion après une tentative manquée de putsch. Arrêté le 7 décembre 2023, il a été destitué après avoir voulu dissoudre le Parlement et annoncé vouloir gouverner par décrets.
« Le Pérou est un cas d’école. Le système partisan est déconnecté du vécu des populations les plus modestes. Voter n’a plus de sens », explique dans un échange de courriels, Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et stratégiques), un think-thank français.
« Le Parlement n’ a pas de légitimité. On assiste depuis plus de 20 ans à un jeu de massacre électoral et institutionnel dont le dénominateur commun est ce mot d’ordre déjà entendu ailleurs, « Que se vayan todos » (Qu’ils partent ou dégagent tous) »
Ce ras-le-bol social a fait tache d’huile du Rio Grande à la Terre de Feu. Si les libertés fondamentales ont été retrouvées, elles n’ont pas été accompagnées par la démocratie sociale. Et c’est là le maillon faible de la très grande majorité des pays latino-américains.
« La faible croissance économique, l’endettement extérieur, la désagrégation sociale (augmentation de la pauvreté, de la malnutrition, du travail informel), la perpétuation du racisme social et de couleur (anti-indien dans les Andes, anti afro-descendants au Brésil, en Colombie et au Pérou) — sapent la crédibilité de la démocratie », note encore Kourliandsky.
Si l’époque des coups d’État est chose du passé en Amérique latine, les sorties de route des démocraties du sous-continent montrent qu’elles sont plus en panne que jamais. Et, souvent, le « pneu de secours » a pour nom un mot sur toutes les lèvres un peu partout dans le monde.
Recette démocratique
Pour être classé comme une démocratie, un pays doit obtenir un résultat d’au moins 0,4 sur une liste d’indicateurs, tels que le respect des droits fondamentaux, l’existence d’un gouvernement représentatif et d‘une administration impartiale, la participation politique et le contrôle effectif du pouvoir exécutif. Il doit également avoir des élections compétitives.
La moitié des démocraties dans le monde sont en déclin.
La guerre en Ukraine, la pandémie de la Covid ou encore la hausse du coût de la vie sont autant de crises qui ont tiré vers le bas les régimes démocratiques dans le monde cette année.
Aux États-Unis, « les menaces contre la démocratie persistent après la présidence Trump, illustrées par la polarisation et le recul de droits établis de longue date, comme l’annulation de Roe v. Wade sur le droit à l’avortement ».
(Source : IDEA)
- https://www.cairn.info/revue-cites-2012-1-page-37.htm
- https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/9._amerique_latine__cle8a115c.pdf
- https://www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-561_fr.html