À propos de l'auteur : Michel Bélair

Catégories : Polar & Société

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Le journalisme d’enquête est devenu une denrée essentielle depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. On lui doit tout autant Watergate et le départ de Nixon que les signaux d’alarme de Wikileaks, les «Panama Papers» et autres découvertes du Consortium international des journalistes d’investigation. Sans parler des énormes scandales mis au jour un peu partout sur la planète par des journalistes risquant leur vie. Mais tout cela ne va pas de soi, on le sait; il faut sans cesse fouiller derrière les « évidences ». Comme ici alors qu’un correspondant de guerre affronte une grande famille d’industriels près du pouvoir politique …

Michel Bélair

C’est avec le portrait d’un « rouge idéaliste », un « bourgeois bohème », médecin sans frontière de son état, que s’amorce ce gros roman « à couches multiples ». Nous sommes au Liban en 1982, au milieu des flammes, des hurlements et du crépitement des mitraillettes. Plus précisément dans le camp de réfugiés de Chatila, à Beyrouth, lors de cette nuit sanglante entre toutes qui continue à nourrir la haine au Moyen-Orient — même notre Wajdi Mouawad y fait abondamment référence dans son œuvre théâtrale tout comme dans ses romans. Au cœur de l’horreur, le docteur Hans Falk réussit à échapper au massacre en cachant un bébé dans son sac.

Ce médecin des causes désespérées, on le retrouvera plusieurs années plus tard au Kurdistan en plein conflit avec l’État islamique alors qu’il porte secours à des malheureux dans un hôpital de fortune. On aurait pu le rencontrer en Afrique aussi, en Afghanistan ou à Sarajevo; au milieu des conflits les plus sanglants, Falk est toujours là, près des miséreux, sur la ligne de front … Comme l’écrit le journaliste qui signe son portrait, Hans Falk a « sauvé des milliers de vies humaines mais il a souvent oublié l’anniversaire de ses enfants ». Difficile de croire qu’il fasse partie d’un grande famille d’armateurs norvégiens.

Hans n’est d’ailleurs pas le seul personnage singulier du clan des Falk divisé en deux branches opposées, dont la plus active s’occupe d’abord à solidifier sa fortune loin — officiellement du moins — des zones de conflit. On le constate lors du décès de la doyenne des Falk, Vera Lind, une ancienne écrivaine qui vient de se donner la mort. Toute la famille se dispute l’héritage de son mari décédé, le «Grand Thor» Falk, le fondateur de la dynastie maintenant dirigée d’une main de fer par son fils Olaf. C’est d’ailleurs là, bien plus qu’au Kurdistan, que se jouera le drame. En Norvège, derrière les « évidences » de la succession, derrière les méandres tordus de l’histoire. Surtout qu’on ne retrouve pas le testament de la matriarche…

Ce n’est qu’une fois posé ce constat qu’on comprend le focus sur le personnage mythique de Hans Falk: il s’explique par le fait que le journaliste qui signe le portrait amorçant le roman, John O. Berg, enquête sur le « héros » puisqu’il travaille à sa biographie. Ce qui nous permettra de connaître peu à peu le restant de la famille au fil de ses entrevues et de ses recherches.

Mythe et réalité

Il faut préciser que le roman n’est pas à proprement parler une enquête journalistique, même si un journaliste mène l’enquête, et que les couches de réalité et les mises en contexte s’y superposent allègrement tout au long du récit. Ainsi, à peine sorti d’une prison en zone occupée du Moyen-Orient, le correspondant de guerre John O. Berg — on apprendra qu’il a aussi fait partie des services secrets norvégiens — mettra d’abord beaucoup d’énergie à démêler le mythe de la réalité en plongeant dans l’histoire des Falk. Pour complexifier encore davantage les choses, précisons que l’auteur, Aslak Nore, a lui-même combattu en Bosnie dans bataillon d’élite avant de travailler comme journaliste en Afghanistan et au Moyen-Orient puis de se mettre à écrire des romans…

Alors donc que l’on cherche toujours le testament, Berg avec l’aide de Sasha Falk, la préférée de sa grand-mère, découvrira bientôt un manuscrit inédit de Vera Lind. Intitulé comme par hasard Le cimetière de la mer, ce texte vient remettre beaucoup de choses en question. La simple recherche de ce document supposément détruit par les services secrets tient d’ailleurs de l’épopée et Berg et Sacha n’y parviendront qu’en mettant leur vie en jeu.

C’est que le roman inédit raconte des choses inavouables. Il met en scène le naufrage d’un express côtier, le « Prinsesse Ragnhild », survenu en 1940, durant lequel Thor Falk et des centaines de personnes ont péri. Le bateau a officiellement été coulé par une mine « probablement britannique » et Vera Lind et son fils Olaf font partie des rares passagers ayant miraculeusement survécu. Le naufrage du « Prinsesse Ragnhild » est bel et bien un fait historique; on n’a pas pu en déterminer la cause véritable mais il y eut une poignée de survivants. Le manuscrit de Vera Lind, lui, révèle toutefois que le naufrage n’est pas dû à une mine flottante.

Il nous apprend plutôt que le «Grand Thor» Falk, un héros de guerre décoré, collaborait de façon «réaliste» avec l’occupant nazi sous le faux prétexte de mieux connaître l’ennemi… tout en s’emplissant les poches. Voilà qui explique à la fois que l’« on » ait fait disparaître le manuscrit et que Vera ait par la suite cessé d’écrire. Qui avait intérêt à nourrir le mythe ? Pourquoi ? D’autant plus que ce n’est pas tout. Il y a même pire … et bien sûr on vous laisse le découvrir vous-même.

Tout cela nous est raconté sur le rythme d’un véritable suspens bien rendu par la traduction. L’écriture d’Aslak Nore est pleine de ressources; elle parvient à nous faire vivre de façon tout aussi intense le climat de la ligne de front avec son tumulte et ses odeurs indéfinissables que le silence abyssal des grands espaces. On en sera malmené à de multiples reprises. Grand tisseur d’intrigues, Nore nous fait sentir concrètement la multitude de paliers de réalité de son récit en les faisant vivre par des personnages qui, « bons » ou « méchants », sont d’une étonnante crédibilité. Un livre solidement construit, publié par une nouvelle maison d’édition qui s’engage à faire résonner le bruit du monde, rien de moins.

Et c’est bien ce qu’on entend ici.

Le cimetière de la mer

Aslak Nore

Traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon, Éditions Le bruit du monde, Marseille 2023, 502 pages

 

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