À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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CyclingTips
Eddy Merckx gagnera cinq fois la Classique Liège-Bastogne-Liège, un record absolu. 

Pierre Deschamps

Que sont les Grands Tours de France, d’Italie et d’Espagne sinon une succession d’étapes où se distinguent isolément les rouleurs, les grimpeurs, les sprinteurs et où le gagnant participe à la procession sans pour autant rafler les honneurs tous les jours de course. Les vrais épreuves – celles qui en quelques heures forgent à jamais des légendes que le temps n’affaiblit pas et donnent la vraie mesure des champions –, ce sont les « Classiques » aux parcours célébrant l’effort, la détermination, la vraie rage de vaincre.

Courses d’un jour, ces Classiques – Milan-San Remo, Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Flèche Wallonne, Liège-Bastogne-Liège, Tour de Lombardie – sont truffées de difficultés, de pièges, d’imprévus, climatiques ou guerriers. Si les grands comme les obscurs s’y sont distingués, nombreux sont ceux qui un jour y ont connu l’amertume d’une défaite, la colère d’un sprint raté, l’effroi d’une chute, la déconvenue d’une sortie de route.

Dans l’ouvrage magistral de Laurent Galinon, « Classiques. Lieux de culte et champions mythiques » [1], qui magnifie la poésie du coup de pédale, ces épreuves prennent la forme de récits à multiples péripéties. Si certains donnent lieu à des narrations aux allures de drame shakespearien, d’autres rappellent avec raffinement un western façon « Règlements de comptes à O.K. Corral ».

Par la grâce d’un style vif où se côtoient l’art de la mise en scène et une rythmique qui voit alterner temps forts et déroulé au plus près de l’action, plongée dans l’Histoire et déboulée anecdotique, l’auteur amène le lecteur dans la roue des cyclistes le temps d’un sprint, d’une poursuite endiablée, voire d’une chute brutale sur les pavés des routes d’antan. Ou au cœur de l’édition 1980 de Liège-Bastogne-Liège restée dans les annales comme la plus terrible de toutes, marquée par le froid, le blizzard, les abandons, les engelures, la perte définitive de sensibilité à certains doigts, comme aux deux majeurs des mains du vainqueur Bernard Hinault.

Cyclisme et politique

De ces courses d’un jour surgissent aussi des héros dont les exploits marqueront l’imaginaire et feront pleurer toutes les madones d’Italie. Comme en ce 8 novembre 1936 qui accueille au Tour de Lombardie Gino Bartali qui sortira vainqueur « d’un sprint ravageur dans lequel il a mobilisé toute sa force corporelle et spirituelle ».

Plus tôt cette même année, Gino Bartali s’était retiré dans un monastère pour pleurer dans le silence la perte de son jeune frère Giulio renversé par une voiture en marge d’un championnat de jeunes cyclistes. Au sortir de cet exil intérieur, Gino avait fait une déclaration lourde de conséquence : « Je vais courir le Tour de Lombardie. Soit je gagne, soit je raccroche le vélo pour toujours. »

Celui que l’on ne nomme pas encore « Gino le Pieux » mènera une action clandestine au cours de la Seconde Guerre qui sauvera plusieurs centaines de Juifs. Reconnu comme « Juste parmi les nations », son nom figure sur le mur du mémorial de Yad Vashem. Alberto Toscano relatera cet épisode dans « Un vélo contre la barbarie nazie – L’incroyable destin du champion Gino Bartali (Dunod, coll. EKNO, 2019, 240 pages).

Une joute forcée

Uniques dans l’univers du cyclisme, ces Classiques ne peuvent être ignorées, même par les plus grands. Ainsi en 1981, Bernard Hinault auréolé déjà de deux Tours de France, d’un Giro et d’un championnat du monde, ne peut éviter d’être au départ de Paris-Roubaix – cet « Enfer du Nord », qu’il qualifie de « cochonnerie ».

Accusé par les dirigeants de son équipe Renault-Elf et par la presse française de ne pouvoir s’imposer dans Paris-Roubaix, Hinault se présente au départ de cette épreuve « la bave aux lèvres, la gueule renfrognée des mauvais jours, les couilles remplies de vengeance ».

Ce qui lui vaudra de réaliser une performance d’anthologie : trois crevaisons, trois chutes et un sprint d’enfer lancé à 400 mètres de l’arrivée où il flingue tout le gotha de Paris-Roubaix présent ce jour-là : Roger De Vlaeminck (vainqueur en 1972, 1974, 1975, 1977), Francesco Moser (1978, 1979, 1980) et Marc Demeyer (1976). À la suite de cette victoire sans appel, le vainqueur « n’exige qu’une chose : qu’on lui “foute la paix” ».

Inimitié et fraternité

Le cyclisme est souvent le lieu de petites combines, de coups tordus, d’inimitié durable, de haine profonde. Mais aussi l’occasion de montrer que l’honneur et le respect ont leur place dans les luttes homériques qui se déroulent sur les routes de Belgique, de France et d’Italie.

La veille du Tour des Flandres 1974 – qu’il gagnera –, le Néerlandais Cees Bal aurait parcouru 80 kilomètres à vélo pour aller dormir chez sa grand-mère, évitant ainsi « de partager le même hôtel que Joop Zoetemelk, son équipier et ennemi intime ».

Eddy Merckx, surnommé le Cannibale parce qu’il dévorera tous les honneurs durant une bonne décennie, aura à faire face à la coterie fielleuse des flamingants Roger et Éric De Vlaeminck, Walter Godefroot et André Dierickx, un quarteron qui s’est juré de faire barrage au roi Merckx.

Les filouteries de ces anti-merckxistes vaudront à Roger De Vlaeminck de monter sur la plus haute marche du podium de Liège-Bastogne-Liège 1970. À l’abri du regard des caméras dans le tunnel qui mène au vélodrome de Rocourt où se termine la course, Éric, le frangin de Roger, aurait tassé Merckx contre la paroi pour couvrir le démarrage de son cadet. Merckx criera au complot. En vain !

À contrario, certains coureurs ont scellé au fil des épreuves une amitié profonde et une solidarité sans faille. Au Tour des Flandres 1987, alors que Claudy Criquielion, vainqueur de cette édition, porte son attaque décisive, Sean Kelly, impérial, « alors en position de gagner, ne relayera jamais [Éric] Vanderaerden, à la poursuite du “Crique”, pour protéger la fuite de son ami ».

L’absolu échiquéen

Pour les sérieux qui ne voient dans les courses de vélo qu’une sorte d’agitation sur boyaux caoutchoutés, la lecture de « Jouer sa vie en jouant aux échecs » (Hermann, coll. À propos, Paris, 2022, 82 pages) pourrait permettre d’élever leur âme de lecteur à des sommets autrement plus éthérés – à leurs yeux – que ceux des cols alpestres, dans des échappées cosmiques qui leur feraient côtoyer le haut savoir échiquéen en compagnie de « mystiques » de la haute société artistique et littéraire.

Dans cet essai, le philosophe québécois Yves Vaillancourt expose une « thèse sur la transcendance ou l’absolu incarné par le jeu d’échecs dans l’histoire de l’art et des lettres ». Sont conviés à cet exercice gens de lettres et de pellicule : Bergman, Borges, Brunner, Carle, Kieslowski, Meyrink, Nabokov, Neville, Ourednik, Perez-Reverte, Pessoa, Poe, Rittaud, Zweig… sans oublier Marcel Duchamp, l’homme à la roue de vélo, un porte-boyau devenu objet d’art à Paris en 1913. Les œuvres qu’Yves Vaillancourt ausculte sont présentées comme « autant de variantes (un terme échiquéen !) sur [le] thème de l’intelligence prométhéenne, sur ses espoirs, sa démesure, sa folie et, ultimement, son échec ».

Nourritures terrestres

Après les souffrances au corps auxquelles « Classiques » nous convie et les tourments passionnés qui suintent des œuvres battues en rappel dans « Jouer sa vie en jouant aux échecs », le lecteur pourrait bien décider de partir à l’aventure à son tour en piochant des idées pour avoir de quoi se sustenter en cours de route dans « Mes recettes pour la rando et le vélo » (Delphine Lebrun, Solar, Paris, 2022, 192 pages).

[1] Sauf mention contraire, les citations de ce texte sont extraites de « Classiques », de Laurent Galinon.

Classiques
Lieux de culte et champions mythiques
Laurent Galinon
Hugo Sports
Paris, 2022
334 pages

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