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Serge Truffaut
Jean-Michel Pilc joue autant du piano qu’Ethan Iverson n’en joue et vice comme versa. Non seulement ces deux lascars se penchent jour après jour, il est facile de l’imaginer, sur le même instrument, ils ont également en commun d’être des virtuoses. On tient à le préciser tout de suite comme illico, ils sont des virtuoses sans la pompe et sa jumelle préciosité.
Et comme il faut être précis, mettons qu’ils sont plutôt Don Pullen, parti beaucoup trop tôt (snif, snif), que Keith Jarrett. Eau quai ? Ce constat qui n’est en rien une opinion ou la conséquence d’une humeur permet d’avancer, voire d’affirmer, que le style de nos bonshommes, et non bonhommes, se confond avec la connaissance, le savoir.
Mettons (bis) qu’ils ont conjugué leur long et patient apprentissage avec l’école russe du piano, si chère à Paul Bley. En d’autres mots, et non des moindres, comme dirait Queneau, leur style est retentissant sans qu’il y ait présence de ces excès qui se cognent invariablement sur le mur de l’esbroufe.
Il est facile d’imaginer (bis no 2) qu’ici comme là, on se demande tout ça pourquoi ou à cause de quoi ? C’est tout simple, madame comme monsieur, il y a peu ils ont publié des albums : Alive – Live at Dièse Onze par Jean-Michel Pilc sur étiquette Justin Time et Every Note Is True par Ethan Iverson sur étiquette Blue Note.
Question formation, un complément d’information … Question, information, un pied en moins et nous avions une rime normande. Passons. Question formation donc, ces deux enregistrements ont été réalisés en trio. Dans le cas de Pilc, Rémi-Jean Bolduc est à la contrebasse et Jim Doxas au piano.
Dans celui d’Iverson, Larry Grenadier est à la contrebasse et Jack DeJohnette à la batterie.
Le live de Pilc est fait d’un standard, Softly As In Morning Sunrise, deux compositions de Miles Davis, soit Nardis et All Blues, et deux originaux signés Pilc: 11 Sharp et Alive. L’album d’Iverson est fait de neuf pièces écrites par lui et d’une par DeJohnette.
Le live de Pilc (bis no 3) est captivant de bout en bout. Il en est ainsi parce que notre homme prend son temps, tout son temps. À preuve, comme dirait Nestor Burma et peut-être Maigret, les trois interprétations écrites par autrui qui ne sont pas de simples tiers. Comme on les connaît, les morceaux écrits par Oscar Hammerstein et Davis, on sait un petit peu de quoi il en retourne.
Bon, tout ça pour dire que Pilc et ses camarades font preuve d’une maîtrise grammaticale remarquable. Ils ne se contentent pas de mettre un point ici et là après une brève sentence. Ils manient la virgule, le point virgule, celui de l’interrogation comme de l’exclamation avec une précision qui force l’admiration.
Non seulement ça, Pilc et ses collègues alternent la muscle avec la finesse avec un souci de perfection qui fait que … On dit: «bras-veau», comme dirait Queneau. Encore lui ? Oui! Prenez l’introduction de Softly As In A Morning Sunrise: elle est dynamique. Et comme elle la première du disque, elle nous capte. Prenez maintenant Nardis.
Son introduction est aussi douce qu’un prélude ou une sonate ou une fugue – allez savoir! -, du père Bach et de ses suites anglaises quand elles ne sont pas françaises. Dans tous les cas, tous les morceaux, Pilc prend soin d’explorer toutes les possibilités que permet chacun d’eux. « Chat-pot ! »
En ce qui concerne, notre cher Iverson, faut tout d’abord souligner qu’il est désormais lié à l’étiquette Blue Note. Si le Wall Street Journal n’était pas obsédé actuellement par la question existentielle qui plane au-dessus de l’économie – inflation stagflation, déflation monétaire et tutti quanti -, il aurait consacré sa une au fait que le contrat signé par Iverson avec Blue Note égale perte financière pour l’étiquette Sunnyside Records. Pour cette dernière, Mister Iverson avait signé deux galettes magnifiques en compagnie de Ben Street à la contrebasse et Albert Heath à la batterie.
Ce nouveau disque d’Iverson vaut son pesant d’or d’abord et avant tout pour sa palette sonore. Plus exactement, maître Iverson et son style qui se déhanche à la manière du très cher Thelonious Monk, propose un éventail de rythmes et de mélodies très riche. Cela tient peut-être à son coté encyclopédiste.
Là où Pilc se fait encyclopédiste, dans ses classes à l’Université McGill pour être exact, Iverson l’est dans sa recherche ou plutôt son étude exhaustive des styles qui ont traversé l’histoire du jazz. Disons qu’Iverson connaît autant Fats Waller que Cecil Taylor ou Red Garland.
Ceci fait qu’en compagnie de sacrées pointures, comme disent les jeunes du « genre-comme », Iverson nous régale par le biais de la diversité. Il est à la fois « bibope », sentimental, contemplatif, agacé et extraverti. Son disque est un magasin des styles. Ave !
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À surveiller : le 22 juin, le Tribeca Film Festival présentera la première d’un documentaire consacré au trompettiste Roy Hargrove, décédé en novembre 2018 des suites d’une longue maladie. Pour réaliser son film, Eliane Henri a planté sa caméra ici et là dans les clubs de New York et Los Angeles ainsi qu’en Europe. Reste évidemment à savoir si Apple +, Netflix et autres vont acheter ce film.