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« Mur des juifs un vendredi ». Jérusalem, Palestine, 19e siècle, 4e quart. M usée d’Art et d’Histoire du Judaïsme .
L’Histoire ressemble parfois à une série de portes qui coulissent, certaines ouvrant sur des lieux dont la vue suscite l’étonnement quand l’image que révèle une simple archive photographique ne correspond pas à ce que nous savons ou croyons savoir d’un site connu de tous. Ainsi en est-il de la photo ci-dessus qui montre un espace large d’à peine trois mètres – une sorte de venelle en fait – où des femmes et des hommes sont venus se recueillir devant ce que l’Occident chrétien désigne sous le nom de Mur des Lamentations.
Pierre Deschamps
Sur cette photo ancienne, point d’esplanade monumentale. Que le ressenti d’une étroitesse combien à l’opposé des dimensions actuelles de cet espace au pied de ce qui est connu dans la tradition juive comme le « Kotel ha-Maaravi » ou « Mur occidental ». Pour l’islamologue français Louis Massignon ce toponyme hébreu désignerait sans doute à l’origine le « Mur des Occidentaux » ou le « Mur des Maghrébins », le terme « Maghrébins » – ou « Maaravim » en hébreu – signifiant effectivement les « Occidentaux », considérés d’un point de vue oriental.
À regarder de près cette image ancienne, on aperçoit à gauche un vague muret si discret que l’on pourrait aisément croire qu’il est sans histoire. Or, à lui seul, ce muret est – pour dire les choses sobrement – le témoin de huit siècles d’histoire qui ont été brutalement effacés dans la nuit du 10 au 11 juin 1967 quand l’État d’Israël – pour célébrer l’issue victorieuse de la guerre des Six Jours terminée le jour même – a envoyé des bulldozers raser ce qui était jusqu’alors le quartier maghrébin de Jérusalem, dont l’histoire remonte au 12e siècle de notre ère.
Une histoire qui traverse les siècles
L’empereur germanique Frédéric Barberousse, les rois de France Philippe Auguste et d’Angleterre Richard Cœur de Lion ayant échoué lors de la troisième croisade à s’emparer de Jérusalem, Salah al-Din (Saladin) conserve de ce fait la main haute sur la Ville sainte et institue, dès 1187, dans la foulée d’un politique de repeuplement, des « fondations pieuses [« waqf » en arabe] destinées à héberger et à soigner les pèlerins originaires du Maghreb ». [1]
De cette décision naît le waqf Abou Mediene situé au pied du Mur occidental. Très tôt le waqf se voit attribuer le village de Aïn Karent (le nom moderne du village où serait né Jean-Baptiste, saint chrétien et prophète musulman) dont il tirera tout au long de son histoire des revenus qui lui permettront, sans discontinuité ou presque, de « subvenir aux besoins des Maghrébins résidant ou en visite à Jérusalem, c’est-à-dire à la fois aux pèlerins de passage dans la Ville sainte pour un bref séjour ponctuel, mais aussi aux familles d’origine maghrébine qui y vivent en permanence et qui auraient besoin d’être secourues ».
De tous ceux qui ont habité le waqf Abou Mediene, l’histoire a retenu le nom de Yasser Arafat. Orphelin de mère à l’âge de quatre ans, il vient vivre au début des années 1930 chez son oncle Salim Khalil Abu Saud, dont la famille est liée aux grandes figures du nationalisme palestinien émergent. En mai 1964, lors du congrès fondateur de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui se tient à Jérusalem, il revient une dernière fois dans la maison de son enfance.
De la bienveillance à la terreur
Jusqu’à la Première Guerre mondiale le waqf aura été placé sous l’autorité bienveillante des autorités impériales ottomanes, « une longue période de consolidation de la fondation, au cours de laquelle ses activités se renforcent et son périmètre d’intervention s’élargit ».
Mais dès 1912, « le projet de rachat du quartier maghrébin affleure […] dans plusieurs documents dispersés au sein de différentes séries des Archives centrales sionistes, comme si les tensions géopolitiques ouvraient des opportunités et encourageaient les initiatives tous azimuts ».
La survenue d’incidents violents tout au long des années 1920 créera d’ailleurs un climat délétère aux alentours du waqf. En 1927, c’est une maison arabe située en face du Mur qui explose – une opération qui aurait reçu le feu vert de David Ben Gourion, alors secrétaire général de la Histadrut, une organisation syndicale pilier de la création de l’État d’Israël. En août 1929, le jour de la célébration du « mawlid », marquant l’anniversaire du Prophète Mahomet, des affrontements mortels entre Juifs et Musulmans – connus comme les « Émeutes du Mur » – enflammeront toute la Palestine mandataire.
Le jeu des puissances coloniales
L’entrée à Jérusalem du général britannique Edmund Allenby en 1917 va modifier durablement le fragile équilibre entre communautés juive et musulmane. De ce jour, « les nouvelles autorités britanniques se [méfieront] d’une communauté maghrébine qui pourrait servir de relais aux intérêts français en Palestine ». Elles vont aussi encourager le mouvement de cadastration et de privatisation du waqf, ce qui offrira un cadre propice aux usurpations de son domaine foncier.
Après la Première Guerre, les Lieux saints sont au programme des négociations du traité de Versailles. Aux yeux de Paris, « la Palestine doit revenir à la France », rappelle Dominique Trimbur, chercheur associé au Centre de Recherche Français de Jérusalem. En dépit du mandat accordé par la Société des Nations à la Grande-Bretagne sur la Palestine, les Français maintiendront longtemps leur objectif d’asseoir la mainmise de la France sur les Lieux saints afin de « préserver le statut particulier de la fille aînée de l’Église auprès de ces lieux ». [2]
Pour contrer l’influence britannique sur ce territoire, la France mettra à profit son rang de puissance coloniale pour s’affirmer comme protectrice des sujets maghrébins – Marocains, Algérien, Tunisiens – installés temporairement ou en permanence au waqf. Ce qui conduira la France à se présenter « avec fierté comme une “puissance musulmane” au Maghreb et au Proche-Orient » !
Ce mythe politique de « puissance musulmane » prend abruptement fin « lorsque l’indépendance de l’Algérie exclut définitivement le quartier maghrébin du périmètre d’intervention de la diplomatie française », une perte de protection qui créera « à son tour les conditions favorables pour une possible destruction physique du quartier ».
Rescapé de l’oubli
Au pied du Mur est une œuvre dont la réalisation a exigé de son auteur le dépouillement de « massifs documentaires » considérables enfouis dans des archives publiques et privées rédigées en plusieurs langues et disséminées en Israël, en Égypte, en Allemagne, en France, en Algérie, en Suisse, en Grande-Bretagne, en Turquie, pour ne nommer que ces quelques pays.
Sans cette investigation gigantesque – minutieuse et systématique – qui retrace la longue histoire et le brutal effacement du waqf Abou Mediene – lequel n’est relaté ni par l’historiographie officielle d’Israël ni par l’historiographie palestinienne – que resterait-il du quartier maghrébin de Jérusalem ?
Rien, « sans doute, explique Vincent Lemire, parce [que cet effacement] se déroule en plein cœur d’un espace-temps particulièrement complexe à démêler, à dénouer, à déplier, et qu’[il] a été obscurci par l’ombre portée d’un “mur mitoyen” singulièrement encombrant ».
[1] Sauf indication contraire, les citations de ce texte sont extraites de « Au pied du mur », de Vincent Lemire.
[2] TRIMBUR, Dominique. Les Lieux saints chrétiens de Palestine comme préoccupation de la politique extérieure française (1917-1948) In : Diplomatie et religion : Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2016.
Au pied du mur
Vincent Lemire
Seuil – L’Univers historique
Paris, 2022
390 pages