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Christian Tiffet
Daniel Raunet
La loi d’amnistie des indépendantistes catalans a beau avoir été adoptée le 30 mai dernier, de nombreux juges espagnols continuent de multiplier les procédures pour empêcher la levée des mandats d’arrêt contre les exilés et l’annulation des condamnations contre les autres. Le sort de 486 personnes est en jeu. Même s’il est à nouveau député régional et s’il brigue la présidence du gouvernement de Barcelone, l’ancien président catalan Carles Puigdemont n’est pas près de rentrer librement dans son pays.
La révolte des juristes contre l’amnistie
En février, un magistrat émérite du Tribunal constitutionnel d’Espagne, Manuel Aragón, a publié avec plus de 70 juristes une série d’articles dans la revue Colex soutenant que l’amnistie des indépendantistes catalans serait contraire à la constitution espagnole et au droit européen. [1] Véritable mode d’emploi pour faire dérailler l’application de la loi, adoptée le 30 mai suivant, le document a été envoyé à plus de 2000 juges et procureurs de toute l’Espagne.
En juin, les procureurs du Tribunal suprême chargés des poursuites contre les organisateurs du référendum catalan de 2017 se sont rebellés contre leur patron, le Procureur général d’Espagne, Álvaro García Ortiz, qui leur demandait d’abandonner les poursuites et d’appliquer la loi d’amnistie. [2] Au centre du conflit, les accusations de « malversation », c’est-à-dire l’utilisation de fonds publics pour la tenue du référendum catalan. Les magistrats dissidents estiment qu’amnistier ce délit serait anticonstitutionnel.
Ortiz a remporté de justesse la première manche le 18 juin lors d’une réunion des 39 procureurs du Tribunal suprême, 19 votes pour le procureur général, 17 contre. [3] Il a immédiatement remplacé les procureurs récalcitrants par d’autres acquis à ses thèses. Notons que même si les juges ont deux mois pour se conformer à la loi d’amnistie sous peine de poursuites, les avocats de chaque accusé doivent se présenter devant chaque tribunal pour faire amnistier leurs clients un par un, chef d’accusation par chef d’accusation.
Puigdemont coincé hors d’Espagne
La victoire du procureur général aura été de courte durée. Le 1er juillet, le Tribunal suprême a pris position en faveur des procureurs dissidents. Le juge Pablo Llarena a maintenu les mandats d’arrestation contre l’ancien président de la Catalogne et ses collègues exilés Antonio Comín et Lluís Puig [4]. Le magistrat estime que l’accusation de détournement de fonds n’est pas couverte par la loi d’amnistie. Llarena juge anticonstitutionnelle la section de cette loi sur ce chef d’accusation grâce à un tour de passe-passe sémantique : bien que Puigdemont et les autres n’aient pas empoché personnellement le moindre sou de deniers publics, Llarena statue que les fonds utilisés pour tenir le référendum de 2017 constituaient « un bénéfice personnel de caractère patrimonial », car, selon sa logique, financer ce scrutin constituait un projet personnel.
L’affaire ne s’arrêtera probablement pas là, car même dans le cas, incertain, d’une victoire ultime du procureur général, des recours seront encore possibles auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. D’ici la fin de ces procédures alambiquées, les éléments conservateurs de la magistrature espèrent que le gouvernement socialiste à Madrid tombera et qu’un retour au pouvoir du Parti populaire permettra d’annuler la loi d’amnistie.
Quand le judiciaire dit au législatif quoi faire
Au mois de juin, le nouveau Parlement catalan devait se choisir un nouveau président, mais le 5, le Tribunal constitutionnel lui a interdit de permettre le vote par téléconférence de trois députés en exil, Carles Puigdemont, Lluís Puig et Ruben Wagensberg. [5] Personne ne l’ayant encore saisi de la question, le Tribunal a suggéré à un parti politique de déposer une plainte, ce que le Parti populaire a fait a posteriori. Le 10 juin, le Parlement catalan a défié l’ordonnance et élu son nouveau président, l’indépendantiste Josep Rull, en acceptant les votes des trois exilés. Le Tribunal constitutionnel a permis aux conservateurs de poursuivre leur action en justice, mais il leur a refusé une injonction provisoire annulant l’élection de Rull.
Carles Puigdemont, « terroriste » ?
Le 9 juillet, le Tribunal suprême d’Espagne vient de classer sans suite par manque de preuve une autre procédure surréaliste contre Carles Puigdemont. Il s’agissait de l’enquête Tsunami qui avait été ouverte en février par le même tribunal, une accusation de terrorisme, un délit non prévu par la loi d’amnistie. Dans la foulée de la répression du référendum catalan, une organisation de la société civile, Tsunami Democràtic avait organisé diverses actions de désobéissance, dont le blocus de l’aéroport de Barcelone le 14 octobre 2019. [6] Il y avait eu un mort, un touriste français de 65 ans qui avait tenté de franchir à pied les 3 kilomètres séparant les deux terminaux et qui avait eu une crise cardiaque en plein soleil. Il n’en fallait pas plus pour que le juge du Tribunal suprême Pablo Llarena lance des poursuites pour terrorisme contre plusieurs commanditaires supposés de Tsunami, dont trois exilés, Carles Puigdemont, Marta Rovira et Ruben Wagensberg. Ces deux derniers peuvent donc rentrer librement de leur exil en Suisse, mais pas Carles Puigdemont, contre qui pèsent d’autres charges. [7]
Les juges conservateurs appellent l’Europe au secours
Les juges ne lâchent pas le morceau. Le 5 juillet, le Tribunal suprême d’Espagne a fait savoir qu’il comptait saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour lui demander si, comme elle l’estime, la loi d’amnistie ne couvre pas les accusations de « malversation » parce que contraire au droit européen. Pourquoi ? Parce que, entre autres, si la Catalogne était devenue indépendante, cela aurait bouleversé le financement de l’Union européenne, une violation alléguée des droits de ses membres. La procureure du Tribunal, Susana Polo, a demandé aux parties de lui transmettre leurs opinions sur ce raisonnement alambiqué ; la saisie de la Cour européenne n’est qu’une question de temps [8]. Et avec elle, de nouveaux délais dans l’application de l’amnistie.
Poursuites en haute trahison [9]
Le 4 juin, soit cinq jours après l’adoption de la loi d’amnistie, le juge Joaquín Aguirre, premier juge d’instruction de Barcelone, a déposé de nouvelles accusations contre 13 personnes dont Carles Puigdemont et un ancien président catalan, Artur Mas, pour … haute trahison et détournement des fonds d’un parti autonomiste aujourd’hui disparu, la CDC, pour financer le référendum catalan. Ce magistrat ravive ainsi une cause que ses supérieurs avaient classée par manque de preuves, l’affaire « Volkov », vieille de cinq ans. Se basant sur des rumeurs jamais étayées, le magistrat prétend que les indépendantistes auraient communiqué avec le Kremlin qui leur aurait offert 10 000 soldats et des millions d’euros pour éponger la dette de la Catalogne en cas de déclaration d’indépendance. Le juge Aguirre saisit maintenant le Tribunal suprême de cette affaire pour le moins rocambolesque.
Le jour de la marmotte
« Le jour de la marmotte a suffisamment duré. Plus de deux mille jours. Cela doit cesser », pestait le président espagnol Pedro Sánchez le 12 juin dernier en menaçant l’opposition d’une loi spéciale après cinq ans et demi de tractations infructueuses pour réformer le système de nomination des juges [10]. Son parti, le PSOE, a toutefois une lourde part de responsabilité dans la situation. En effet, en 1985, c’est un autre président socialiste, Felipe Gonzalez, qui avait profité de sa majorité absolue pour réformer la loi sur le pouvoir judiciaire et permettre aux partis politiques d’élire les juges afin de s’assurer de leur loyauté idéologique. Au début du siècle, sous les présidences de José María Aznar et Mariano Rajoy, le Parti populaire avait utilisé le système pour truffer la magistrature de juges conservateurs. Puis, une fois dans l’opposition, le PP s’était livré à de l’obstruction systématique au Sénat pour empêcher la nomination de nouveaux juges plus progressistes.
Résultat, les mandats des juges du Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ), chargé de soumettre les noms des candidats à la magistrature, sont échus depuis 2018. Son président a même démissionné et les 18 membres restants (sur 21) se contentent d’expédier les affaires courantes. Quant au Tribunal suprême de l’Espagne et ses chambres spécialisées, ils ne comptent plus que 25 juges, soit un taux de vacance de 69 % !
La réforme du pouvoir judiciaire [11]
Le 26 juin, avec la médiation du Conseil de l’Europe, le PSOE et le PP ont conclu un accord qui met fin à cette guerre des tranchées. Loin d’assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire, la première étape de l’accord consiste en un partage des nominations au CGPJ entre les deux grands partis à l’exclusion des autres. Les socialistes et les conservateurs se sont mis d’accord sur les noms de 20 nouveaux membres de ce conseil de la magistrature, 10 choisis par le PSOE, 10 par le PP. Pour la première fois, il est interdit aux anciens ministres, députés, sénateurs et maires de devenir membres du CGPJ pendant les cinq premières années après leur départ de la politique.
Le plus important viendra par la suite. L’accord prévoit que le nouveau CGPJ aura six mois pour soumettre au Parlement espagnol un projet de réforme du mode de désignation des juges qui soit conforme aux normes européennes. C’est l’ensemble des juges du pays qui éliront leurs représentants à ce conseil, non plus sur une base partisane, mais exclusivement au mérite. Le président du Tribunal suprême ne sera plus choisi par les partis, mais par un vote du CGPJ, et ses membres devront avoir un minimum de vingt années d’expérience en tant que juges.
Cet accord PSOE-PP préfigure-t-il un réalignement de la politique espagnole sur la base d’une coalition entre socialistes et conservateurs ? Pour l’extrême droite, le parti Vox, il s’agit d’une trahison de la part du chef du PP, Alberto Núñez Feijóo. Même verdict contre les socialistes de la part de certains soutiens de la coalition actuelle. À l’extrême gauche, Podemos menace de lâcher le gouvernement Sánchez tandis que les partis régionaux qui ont aidé à le maintenir au pouvoir sont furieux. Les Basques du PNV et de EH Bildu ainsi que les indépendantistes catalans d’ERC et de Junts constatent que pour la première fois de l’histoire post-franquiste, ils n’ont plus de représentants au conseil de la magistrature. [12]
Combien de temps le président Pedro Sánchez pourra-t-il, continuer son jeu d’équilibriste et éviter d’être mis en minorité au Congrès des députés ? Cette réforme judiciaire risque de le rapprocher de l’heure de vérité.
[1] EFE, “Juristas alzan la voz contra la amnistía: ni cabe en la Constitución ni en la UE”, Madrid, 13 février 2024. https://efe.com/espana/2024-02-13/juristas-ley-amnistia-ue/
[2] Bernat Surroca, « Qui és qui en la revolta dels fiscals contra l’amnistia? », Nació digital, Barcelone, 13 juin 2024. https://naciodigital.cat/politica/qui-es-qui-en-revolta-fiscals-contra-amnistia_1942916_102.html
[3] EFE, “Una cúpula fiscal partida en dos avala la tesis de García Ortiz de amnistiar a Puigdemont”, Madrid, 18 juin 2024. https://efe.com/espana/2024-06-18/reunion-cupula-fiscal-amnistia/
[4]L’Obs, “En Espagne, la justice refuse d’amnistier Carles Puigdemont et maintient le mandat d’arrêt »’ Paris, 1er juilleet 2024. https://www.nouvelobs.com/monde/20240701.OBS90505/en-espagne-la-justice-refuse-d-amnistier-carles-puigdemont-et-maintient-le-mandat-d-arret.html
[5] Alberto Posas, Oriol Solé Altimira, “El Constitucional tumba el voto telemático del Parlament y complica que Puigdemont vote la Mesa el lunes”, ElDiario.es, Madrid, 5 juin 2024. https://www.eldiario.es/catalunya/constitucional-tumba-voto-telematico-parlament-complica-puigdemont-vote-mesa-lunes_1_11424613.html
[6] Stéphane Sicard, « Catalogne: Puigdemont accusé de terrorisme? La police n’a pas fait le lien entre les émeutes et la mort d’un Français à l’aéroport de Barcelone », L’indépendant, Perpignan, 18 novembre 2023. https://www.lindependant.fr/2023/11/18/catalogne-puigdemont-accuse-de-terrorisme-la-police-na-pas-fait-le-lien-entre-les-emeutes-et-la-mort-dun-francais-a-laeroport-de-barcelone-11586610.php
[7] Bernat Surroca, “El Suprem arxiva la causa de Tsunami contra Puigdemont i Wagensberg”, Nació digital, Barcelone, 9 juilleet 2024. https://naciodigital.cat/politica/suprem-arxiva-causa-tsunami-contra-puigdemont_1951019_102.html
[8]Bernat Surroca, “ El Suprem activa els tràmits per portar a Europa l’amnistia de Puigdemont per Tsunami”, Nació Digital, Barcelone, 6 juillet 2024. https://naciodigital.cat/politica/suprem-activa-tramits-portar-europa-aplicacio-amnistia-causa-puigdemont-tsunami_1949915_102.html
[9] Oriol Solé Altimira et Elena Herrera, “ El juez Aguirre toma la delantera en el plan para excluir a Puigdemont de la amnistía”, ElDiario.es, Barcelone, 21 juin 2024. https://www.eldiario.es/catalunya/juez-aguirre-toma-delantera-plan-excluir-puigdemont-amnistia_1_11468473.html
[10] EFE “Pedro Sánchez anuncia una reforma legal para renovar el CGPJ si no hay acuerdo antes de julio”, Madrid, 12 juin 2024. https://efe.com/espana/2024-06-12/sanchez-renovacion-cgpj-poder-judicial-ley/
[11] Armelle Pape Van Dyck, « Accord PP-PSOE sur le renouveau du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire CGPJ », Le Petit Jurnal.com, Madrid, 26 juin 2024. https://lepetitjournal.com/madrid/actualites/accord-pp-psoe-renouveau-conseil-general-pouvoir-judiciaire-cgpj-388631
[12] EFE, « Socios de investidura avisan de que con el pacto del CGPJ, el PSOE cambia de aliado”, Madrid, 25 juin 2024. https://efe.com/espana/2024-06-25/socios-investidura-acuerdo-renovacion-cgpj/
Bonne retraite, Madame McLachlin !
La Très Honorable Beverley McLachlin, juge en chef de la Cour suprême du Canada de 2000 à 2016, prend sa retraite ce mois-ci d’un autre poste qu’elle occupe depuis 2018… celui de juge non permanent de la Cour d’appel final de Hong Kong ! Contrairement au reste de la Chine, Hong Kong est un territoire de common law en matière civile et pénale. Ce poste, Mme McLachlin le doit à une décision du Conseil législatif de Hong Kong confirmée par le Congrès national du peuple de la République populaire de Chine et à une invitation de la cheffe de l’exécutif hongkongais d’alors, Carrie Lam, inscrite par la suite sur la liste des « prédateurs de la liberté » par Reporters sans frontière. Disons qu’au moment où l’on s’inquiète de l’ingérence étrangère dans la politique canadienne, ça fait mauvais effet.
Les juges non permanents de ce tribunal proviennent de pays de l’ancien Empire britannique et se succèdent dans le territoire en une rotation d’un mois chaque. Chaque cause, jugée par un panel de cinq juges, comprend un de ces magistrats étrangers qui contribue ainsi à la respectabilité internationale du système légal local.
Un emploi fort lucratif, comme le décrit le quotidien londonien The Guardian à propos des trois membres de la Chambre des lords qui siègent à Hong Kong : « Les juges sont amenés à Hong Kong par avion et jouissent de billets de première classe, d’un hébergement de luxe et d’un salaire de 40 000 £ par séjour, généralement 29 jours .» Le mois dernier, un de ces juges, le lord anglais Jonathan Sumption, a démissionné avec fracas, considérant que « Hong Kong devient lentement un État totalitaire ». Pas d’état d’âme comparable du côté de Madame McLachlin, de trois autres lords britanniques et de leurs trois collègues australiens. Si notre Très Honorable canadienne se retire à la fin de son mandat, c’est simplement parce qu’elle a atteint ses 80 ans.