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Capture d’écran
Deux embarcations de migrants clandestins arrêtées par la police des frontières à Mayotte, département français dans l’océan Indien.
Jean-Claude Bürger
Ce dimanche 4 février une grande manifestation, contre les migrants dans une préfecture française. Ce département à voté à 60 % en faveur de Marine Le Pen à la dernière élection présidentielle, rien donc de bien surprenant. Par contre on peut s’étonner du fait que la population ici soit à 95 % musulmane. De plus, parmi ceux qui manifestent énergiquement contre l’insécurité et l’immigration clandestine, on ne discerne guère de visage de souche européenne.
Une immigration qui fait le bonheur de la droite
Pourtant, en ce début de 2024, ce sont d’habitude les mouvements de défense des droits des migrants en France et en Allemagne qui poussent dans la rue une foule où se mêlent réfugiés, immigrants légaux ou non, sympathisants et militants de gauche. Sous la bannière de la générosité et de la solidarité entre les peuples, elle réclame une plus grande liberté d’immigrer et plus de justice économique et sociale.
Les partis de gauche soutiennent ce mouvement au nom de leurs valeurs. Ils y voient aussi l’occasion de lutter contre la montée inexorable d’une droite rendue de plus en plus extrême ces dernières années.
C’est vrai pour presque toute l’Europe où les partis de droite et d’extrême droite ont fait de la lutte contre l’immigration leur cheval de bataille. Ils semblent avoir trouvé là, une stratégie gagnante.
En France, le RN (Rassemblement National), de Marine Le Pen est devenu le premier parti politique. En Allemagne la popularité de l’ AfD (Alternative für Deutschland) , parti de droite extrême et décomplexée, est en augmentation rapide. Il se retrouve aujourd’hui en seconde position derrière la CDU1. En Italie une droite qui s’est parfois décrite comme nostalgique de Mussolini dirige déjà le pays.
Les Pays-Bas , la Suède, la Hongrie, la Slovaquie entre autre, illustrent également cet état de fait.
Les défenseurs des migrants crient haut et fort leur indignation; par contre ceux qui s’y opposent semblent généralement s’exprimer plus discrètement, il le font surtout dans le secret des urnes au moment des scrutins et par la voix des politiciens. S’ils s’effrayent de l’immigration, ils ne partagent pas toujours les opinions extrêmes des militants, et hésitent à s’exposer publiquement aux reproches de racisme, d’égoïsme et de xénophobie qui fusent volontiers du camp adverse.
Un bout de France dans l’océan Indien
Alors cette manifestation contre les migrants et l’insécurité qu’ils engendrent serait d’autant plus étonnante si elle ne se trouvait pas dans un coin de France qui semble cristalliser de nombreux paradoxes.
Mayotte, île de l’océan Indien, au lagon paradisiaque est un département français d’outre-mer depuis 2011. Ce territoire de 40 kilomètres de long et de 20 kilomètres de large, a été lié à la France sous différentes modalités administratives après son acquisition par ce pays en 1841. Puis il a semblé naviguer à contre-courant du mouvement de décolonisation. L’île à refusé à trois reprises par une large majorité son indépendance ou son rattachement au voisin comorien lors de référendums. Une bonne part de sa population a milité pour sa départementalisation.
Cette volonté de fidélité à une sorte de mère patrie adoptive n’est pas juste le fruit d’élans du coeur.
Mayotte a de tout temps essayé de se protéger de la domination des autres îles de l’archipel comorien ou de Madagascar. Une des raisons en est, dit-on, l’existence d’un droit coutumier sensiblement différent du droit musulman traditionnel pratiqué dans les îles voisines particulièrement concernant le droit des femmes. La République protège en partie ces particularismes.2 Il faut aussi ajouter que même si la situation socioéconomique des Mahorais laisse beaucoup à désirer comparée à celle de la Métropole, elle est malgré tout très largement supérieure à celle de leurs voisins. L’île est le plus pauvre département de France avec un PIB par habitant environ quatre fois inférieur à celui de la Métropole, mais il est encore sept fois supérieur à celui des Comores voisines.
Un enfer au paradis
Aujourd’hui, cette appartenance à la France semble générer le type même de problèmes qu’elle était censée résoudre.
La France pratique le droit du sol, ce qui signifie que tout enfant né de parents étrangers sur le territoire national a droit à la citoyenneté française. Il a donc libre accès non seulement à la Métropole, mais à toute l’Europe.
En 2018 le sénateur mahorai Thani Mohamed Soihili déploie tous ses efforts pour modifier ce droit au motif que « Des milliers de femmes enceintes (…) souvent au péril de leur vie abordent les rivages de Mayotte avec l’espoir de donner naissance à un enfant né sur le territoire national afin qu’il puisse y être élevé et ainsi bénéficier d’une naturalisation par le droit du sol », plaide-t-il.
L’image est dantesque mais elle reflète en partie la réalité. La maternité de l’ hôpital de Mamoudzou est la première d’Europe avec plus de 10 500 naissances dont 7400 de mères comoriennes. De fait il n’y a pas que des femmes enceintes qui abordent clandestinement les côtes mahoraises.
Mayotte se situe à environ 70 kilomètres au sud de l’île des Comores la plus proche : Anjouan.
Toutes les nuits des embarcations traditionnelles légères, les kwassa kwassa, venues de cette île débarquent sur les rives de Mayotte des dizaines de migrants illégaux. Le voyage dans ces barques à fond plat surchargées est dangereux. Il dure une vingtaine d’heures. Certaines font naufrage, d’autres sont interceptées par les gardes côtes français et la police des frontières.
Des modifications à la loi du sol pour Mayotte préconisées par le sénateur Soihili ont été adoptées3, mais rien ne semble pouvoir arrêter ce flot ininterrompu.
Ici, il n’est que peu question de demandeurs d’asile ou de réfugiés politiques. L’immigration clandestine est motivée par des raisons économiques.
Près de la moitié des quelque 350 000 habitants de Mayotte4 est aujourd’hui constituée d’étrangers le plus souvent en situation irrégulière. Poids colossal pour cette île qui abrite ce qui serait un des plus grands bidonvilles d’Europe s’il se trouvait sur le continent.
Les migrants s’installent sur les terres publiques comme sur les terres privées. Le rythme des naissances est supérieur non seulement à celui de la Métropole, mais même à celui des Comores.
Les jeunes générations souvent déscolarisées et sans grand avenir se constituent en bandes délinquantes, transformant cette terre aux paysages dignes des meilleurs dépliants touristiques en enfer pour les populations locales.
Estèle Yousouffa est députée de Mayotte à l’Assemblée nationale française. Son intervention lors du débat sur une nouvelle loi encadrant l’immigration en France en décembre 2023 ressemble plus à un appel au secours qu’à un discours politique.
« (…) des milliers de Comoriens, de Malgaches et d’Africains affluent pour réclamer logement, asile, scolarisation et soins gratuits, (…) un patient sur deux accueilli dans notre unique hôpital est étranger. Mayotte est un désert scolaire, avec des écoles sans cantine, qui tournent en rotation afin d’accueillir 84 % d’étrangers. (…) Des milliers de jeunes migrants arrivés sur notre île sont livrés à eux-mêmes. Certains deviennent de véritables bombes humaines, sèment la destruction et s’entretuent avec des machettes et des armes à feu, terrorisant les Mahorais parce qu’ils ont choisi de rester Français. »
Tous les dix ans, le nombre des reconduites hors frontières est à peu près égal à celui de l’entièreté de la population de l’île. Il y en a 25 000 par an, environ la moitié de toutes les expulsions pratiquées par la France sur l’ensemble de son territoire.
La condition des clandestins est tragique. Des opérations de destruction des bidonvilles sur les terres publiques rendent leur vie encore plus difficile.
La situation des Mahorais elle aussi continue à se dégrader, comparable à celle de naufragés qui dans leurs canots de sauvetage déjà surchargés doivent pour empêcher leur propre noyade rejeter à la mer ceux qui essayent de monter à bord.
En ce début février ils multiplient manifestations et blocages de routes. Certains mauvais esprits pourraient prétendre y voir la preuve qu’on est vraiment en France. Ce n’est pourtant pas le cas de leurs voisins.
Un département non reconnu par les organisations internationales
Les Comores revendiquent leur souveraineté sur l’île de l’archipel restée française. Ils se servent de l’immigration comme moyen de pression sur Paris et laissent avec une certaine complaisance une nouvelle vague d’immigration africaine et malgache transiter par leur territoire.
Ils sont soutenus dans leurs revendications par l’OUA et l’ONU qui paradoxalement, privilégient le sacrosaint principe de respect des frontières issues de la colonisation au détriment de celui du libre choix des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pour ne rien arranger, le gouvernement des Comores s’est déclaré hostile aux opérations de destruction des bidonvilles à Mayotte. Au cours de manifestations anti-françaises à Moroni, capitale des Comores, on a vu fleurir quelques drapeaux russes ce qui donne à penser à certains Mahorais que la diplomatie russe encourage ici comme ailleurs en Afrique, la propagande contre la France pour déstabiliser une région à l’équilibre déjà précaire.
L’intervention des représentants mahorais lors des débats sur l’immigration à Paris n’a pas eu l’air d’impressionner outre mesure les députés de la Métropole. Le débat et le vote sont restés essentiellement idéologiques et partisans. Ils n’ont donné naissance qu’à peu de mesures concrètes. Pourtant, même si le problème se pose dans des proportions beaucoup moins dramatiques pour les pays d’Europe, la plupart des pays occidentaux sont et seront de plus en plus en butte à des problèmes identiques. D’un côté, les prises de position idéologiques aussi vertueuses soient-elles n’apportent que peu de solutions pratiques et praticables, de l’autre le chacun pour soi sans état d’âme érigé en doxa nationaliste est difficilement soutenable sans renier les fondements moraux de nos sociétés.
Une situation assimilable à une double contrainte dont les psychologues nous.disent qu’elle provoque chez leurs patients une réponse de type psychotique. Espérons qu’il n’en sera pas de même chez les politiciens …
1) D’après un agrégat de sondage de Politico Environ 20 % d’opinions favorables.
2) Problèmes particulièrement complexes à approfondir voir « Le statut civil de droit local à Mayotte : une imposture ? »Sophie Blanchy, Yves MoattyDans Droit et société 2012/1 (n° 80), pages 117 à 139
3) Pour Mayotte une exception a été faite à la règle de territorialité. Les enfants nés sur le sol de l’île ne peuvent désormais prétendre à la nationalité française à leur majorité, que s’ils peuvent prouver qu’un de leurs parents résidait légalement sur le territoire dans les trois mois précédant leur naissance. Par ailleurs, à l’exception des autres territoires français, les permis de séjour délivrés à Mayotte ne sont valables que pour l’île. Il ne permettent pas d’aller en Métropole ni même à la Réunion voisine. Ce fait a permis aux associations de défense des migrants de parler de Mayotte comme un « laboratoire de recul des droits » et de comparer cette île à une prison à ciel ouvert.
4) La population de l’île est officiellement estimée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), au début 2022, à 310 000 habitants dont 140 000 à 150 000 seraient d’origine étrangère; parmi ces derniers, 60 000 à 70 000 seraient en situation irrégulière. Ces estimations viennent de la préfecture nous disent les auteurs d’un rapport fait à l’Assemble nationale qui souligne, vu l’imprécision des chiffres, l’urgence d’un recensement. Certains vont jusqu’à estimer à près de 500 000 habitants la population du département.
Ce dimanche 11 février au lendemain de la rédaction de cet article, le ministre de l’Intérieur français, Gerald Darmanin, s’est rendu à Mayotte à la suite de l’agitation et aux manifestations contre les migrants. Il y a promis la suppression du droit du sol pour cette île. C’est une tentative radicale pour supprimer l’appât que représente la possibilité de faire l’acquisition de la nationalité française pour les migrants et leurs enfants. La suppression du droit du sol à Mayotte nécessite cependant une modification constitutionnelle qui ne sera pas sans susciter d’âpres oppositions. Beaucoup y verront sans doute une tentative d’utiliser Mayotte comme un « laboratoire de recul des droits » destiné à tester des mesures pouvant un jour être préconisées en Métropole. Le débat est donc loin d’être clos … Par ailleurs, le principe de la non-rétroactivité des lois limitera la portée de l’application des nouvelles règles qui ne seront pas d’un grand secours pour résoudre les problèmes quotidiens actuels qu’éprouvent les habitants de l’île.
J-C B