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Enfants ukrainiens victimes de la grande famine connue sous le nom d’Holodomor.
On peut sérieusement s’interroger sur certaines célébrations qui ne sont que mécaniques, laudatives, nostalgiques, si ce n’est purement mercantiles. Pourtant de ces pratiques cérémonieuses surgissent parfois certaines qui nous rappellent que l’horreur n’est jamais un souvenir, mais une plaie ouverte que le temps n’arrive pas à refermer, nous réclamant de ne jamais oublier l’abominable action des oppresseurs. Ainsi, dès maintenant et l’an prochain, il pourra être rappelé qu’une grande famine a été orchestrée en 1932-1933 par Staline en Ukraine – Holodomor, tel est le nom de cet épisode qui a affamé à l’époque la population de cette contrée que certains connaissaient alors sous le nom de Petite-Russie.
Pierre Deschamps
Dans l’Ukraine de Volodymyr Zelenskys, six millions de foyers sont privés d’eau potable, d’électricité, de chauffage. Les Russes programment des frappes massives de missiles pour démoraliser la population en ciblant des zones résidentielles. Utilisent des drones pour apeurer les citoyens des villes et des villages. Visent des hôpitaux, des écoles, des crèches. Des centrales nucléaires sont prises en otage et sont objets de chantage. Des corps de civils et de soldats ukrainiens gisent dans des fosses communes, victimes de possibles exécutions sommaires. Le froid, la faim, la peur, la désolation règnent !
Que seront les récits de cette guerre la paix venue ? Y lira-t-on les mêmes horreurs que relatent les survivants de l’Holodomor auxquels donne à lire l’ouvrage signé par Georges Sokoloff, “Témoignages sur la famine en Ukraine. 1933, l’année noire ” (Albin Michel, Paris, 2022, 487 pages) ?
Le Petit-Père-des Morts
Il a été long le temps qui a maintenu dans l’ombre et le silence l’effroyable famine qui a frappé l’Ukraine, de l’hiver 1932 à l’été 1933. Il a fallu que meure le bourreau Joseph Staline, que suive l’apparent dégel khrouchtchévien et qu’advienne la glasnost pour que soit levé l’interdit qui frappait l’accès aux archives soviétiques.
Grenier à blé de l’ex-Union soviétique, l’Ukraine est soumise à la collectivisation à marche forcée de ses terres agricoles. Un témoin de l’époque relate que les sbires à la solde de Staline avaient pour mission de tout récupérer, jusqu’au moindre grain : les brigades écumant les campagne « fouinaient partout, démontaient les poêles (l’endroit le plus sec de la maison), sondaient le sol des maisons, les granges, les étables, les caves, retournaient la terre du jardin. Elles fouillaient dans les pots, les cruches, derrière les icônes et même dans les moufles ».
Selon les estimations les plus sérieuses, quatre millions de personnes sont mortes en Ukraine au cours de cette période de collectivisation des terres. Mais ce drame a aussi coûté la vie à un million de Kazakhs et à plus de deux millions de Russes des campagnes, tant la détestation du Petit-Père-des-Peuples pour les paysans-propriétaires était immense et sa volonté de collectivisation sans limite.
Sens dessus dessous
L’actuelle guerre que mène la Russie en Ukraine vient subitement – le 26 novembre – mettre à l’avant-plan d’une certaine actualité la commémoration du 90e anniversaire de l’Holodomor.
À sa suite a surgi une déferlante d’affirmations de toutes sortes qui a donné lieu à des interprétations diamétralement opposées de cette tragédie. Ce qu’illustrent parfaitement les commentaires de députés allemands dans la foulée de l’adoption par le parlement d’Allemagne – le 30 novembre – d’une résolution qui reconnaît l’Holodomor comme un génocide.
Dans un article publié le 1er décembre dans Le Monde, on peut lire cette déclaration du député écologiste Robin Wagener : « La mort par la faim avait pour objectif de réprimer politiquement l’identité, la langue et la culture ukrainiennes. Les parallèles avec aujourd’hui sont évidents. À nouveau, un dictateur, depuis le Kremlin, cherche à asservir et à anéantir l’Ukraine ».
Puis celle de Gregor Gysi, du parti de gauche Die Linke : « La résolution qui nous est proposée part du présupposé que le pouvoir soviétique avait des motivations racistes et ethniques pour affamer les Ukrainiens. La vérité est que Staline s’est dressé contre tous ceux qui étaient contre sa politique d’industrialisation et de collectivisation forcée, indépendamment de leur nationalité ou de leur origine ethnique ».
Les morts de faim
Les quelque cent trente témoignages rassemblés dans l’ouvrage de Georges Sokoloff révèlent des situations au-delà de l’imaginable. Les extraits qui suivent donnent un avant-goût du sentiment d’horreur qui accompagne la lecture de ce recueil :
- Parfois on ne pouvait pas mettre le cadavre sur la charrette, parce qu’il tombait en morceaux.
- Dans notre village il y eut beaucoup de cas d’anthropophagie. On mangeait les membres de la famille morts.
- Dans notre village, des bandits ont égorgé les six membres d’une famille, dépecé la vache dans le couloir, découpé la viande et enfermé le propriétaire, assassiné, dans la carcasse.
- Un jour, remplis d’effroi, nous sommes passés à côté d’un homme qui mourait au bord de la route. Il s’était mordu un doigt de la main et le mâchait.
- Une charrette tirée par des chevaux est passée sur la route ; elle était remplie de corps sur lesquels, tout en haut, était assis un homme qui mangeait du pain. Il a arrêté la charrette, a demandé à mon père une cigarette et lui a proposé en échange un morceau de son pain. Mon père a refusé en disant qu’il n’avait pas besoin de ce pain-là. Moi je pleurais, mordais mon père à la jambe, ma taille arrivait juste à cette hauteur, je lui en voulais de ne pas accepter le pain.
- Le fils de nos voisins […] a ramené […] un chien maigre et ici même en notre présence, il l’a étranglé… C’est comme ça qu’il a réussi à sauver la vie de ses parents et la sienne.
Personne en Ukraine n’ignore qui est à l’origine du conflit actuel. Mais qui, en 1932-1933, « pensait que tout le malheur que nous avions connu à cause de la terrible famine était la création du “grand chef” et de ses laquais », se remémore le témoin Michtchenko Dmytro Oleksiiovytch.
Génocide n’est pas guerre
Faire la guerre, c’est bombarder massivement villes et villages, rayer de la carte des lieux de vie entiers, s’acharner jour après jour à saper le moral de l’ennemi, tout détruire. Pour occuper un territoire, faire main basse sur ses richesses, l’annexer ou mettre en place un pouvoir qui est favorable à l’agresseur.
Un génocide met en œuvre un crime de proximité qui se fait dans le sang, au bout des bras, systématiquement, la machette à la main comme au Rwanda d’avril à juin 1994, un massacre qui a fait environ 800 000 morts. Des exécutions les yeux dans les yeux.
Au final, les logiques d’élimination que sont guerre et génocide se distinguent par l’identité des protagonistes. La guerre oppose des nations. Le génocide cible un groupe. Arméniens, Juifs, Tutsis en savent quelque chose.
Pour mémoire, rappelons que le jeudi 23 octobre 2008 le Parlement européen reconnaissait l’Holodomor comme un crime – non de génocide mais contre l’humanité.
Comme le soulignait le député du parti de gauche Die Linke cité plus avant : la grande famine de 1932-1933 a sévi dans d’autres parties de l’URSS, comme l’Oural du Sud et le Kazakhstan.
Si faire la guerre en Ukraine ne vise pas à orchestrer un génocide ukrainien, alors il est opportun de réprouver cette fâcheuse habitude qui consiste à lire l’Histoire – le temps long –, avec les lunettes de l’actualité – le temps court.
Diaboliser l’ennemi ne doit pas servir à altérer les faits et le sens des mots, immodérément.
Horrible. Merci du partage, ce livre semble très intéressant et dresser un portrait d’un pan d’histoire qui m’était inconnu.