À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Octobre 14. Le journal télévisé. Quelques brèves images. Un attroupement au coin d’une rue. Des hommes. Et une femme seule. Agenouillée, accroupie, on ne sait. La scène est filmée. De loin. Clandestinement. On la frappe. Des coups sont donnés, avec vigueur. Par deux hommes, alternativement. Une sorte de tribunal populaire. De justice populaire. Qui sait ! Qui sait en effet ce qu’il reste des droits d’une femme dans l’Afghanistan revenu à une époque que l’on croyait disparue alors qu’en réalité ce n’est que l’application ultra rigoriste d’une morale toujours en vigueur. Proche aussi d’une tradition tribale – il ne faut pas l’oublier – qui fait de la femme afghane une servante, une esclave, une non-personne empêchée d’existence sociale à visage découvert. Puis cette femme que l’on bat lâche une cri !

Pierre Deschamps

Un cri qu’aucun mot ne peut rendre. Une douleur qui ne s’écrit pas. Que des coups qui fendent la chair jusqu’à l’os. Une cravache faite de minces lanières de cuir tressées qui siffle. Pour dominer, dompter, détruire, délabrer le corps pour l’abaisser au rang de rien. Au rang de femme qui ne compte pour rien. Qui n’a pour toute parole que le cri et la poésie. Celle de courts textes qui sont larmes et blessures, détresse et espoir. Le cri de la résistance, même sous les coups. La poésie des battues pour tenir tête et hurler la pugnacité des femmes qui sous le drap dissimulent une force que le taliban ne peut saisir sous son turban noir. Je ne sais d’autres cris que ceux de mon corps en résistance, clament à l’unisson les femmes afghanes qui osent ainsi défier les fous de dieu.

Éloigner le désespoir

Cette armée des ténèbres que sont les Talibans « scellent les lèvres, les yeux et le cœur » des femmes afghanes, pour les dessaisir « de leur corps, de leur désir, de leurs rêves » s’indigne Atiq Rahimi (prix Goncourt 2008), qui signe la préface de “Le cri des femmes afghanes”, une anthologie établie et traduite par Leili Anvar (Éditions Bruno Doucey, Paris, 2022, 219 pages) qui réunit les textes d’une quarantaine de poétesses afghanes nées pour la plupart au 20e siècle.

Au contraire d’Hölderlin qui succombait au désespoir en arguant « à quoi bon les poètes au temps de la détresse ? », Atiq Rahimi répond « qu’avant de sombrer dans un tel désespoir incommensurable, je dois lire ces poétesses afghanes ».

Les poésies de cet ouvrage sont celles de« femmes afghanes dont la voix s’était faite cri et qui ne cessait de témoigner qu’en persan, afghan veut dire à la fois “relatif à l’Afghanistan” et “le cri” », indique Leili Anvar. En postface, elle écrit s’estimer privilégiée d’avoir pu, par le travail qui a été le sien, « entrer par leurs mots, dans leur indicible douleur ».

Mourir d’écrire

Pour quiconque l’ignorerait ou en douterait, en Afghanistan « on n’entre pas en poésie impunément quand on est une femme ; combien d’entre elles ont payé le prix fort pour les transgressions dont elles se sont rendues coupables, pour avoir voulu lever le voile sur l’intimité de leur conscience et dénoncer l’iniquité des lois patriarcales qui les assignent à résidence dans le silence ».

Ainsi Nâdiâ Anjuman (1981-2005), celle-là même qui fut « battue à mort par son mari pour avoir voulu présenter publiquement son premier recueil de poésie » clame que : « Je suis afghane, il est donc légitime que sans cesse je parle en cris ».

Destiné à faire taire les aspirations les plus intimes d’une femme et à annihiler la puissance cachée au tréfonds de sa langue, ce meurtre s’inscrit dans une longue suite d’assassinats de poétesses dont le plus ancien remonte au 10e siècle, quand la toute première femme poète en langue persane, Râbe’a Balkhi, « fut condamnée par son propre frère, gouverneur de la ville de Balkh […] à avoir les veines ouvertes jusqu’à ce que mort s’en suive […] pour avoir exprimée [son amour pour un homme ] en des vers vibrants de désir ».

Écrire la douleur

Comme Leili Anvar, « je pense à toutes celles qui ont été condamnées à mort ou à l’exil, celles qui ont été – qui sont toujours emprisonnées, fouettées, battues à mort, poussées au suicide ou tout simplement réduites au silence ».

Si certaines « se sont tues dans le flot des vagues de sang […] un certain nombre d’autres […] sont devenues le cri de leur propre existences » :

  • « Qui peut savoir le chagrin du papillon de nuit lorsque la nuit se retire » (Sâjeda Milâd) ?
  • Que répondre quand le « cœur a gémi dans le sang » (Châyesta Vahdat) et que « ce feu dont tu t’es consumée m’a réduite en cendres » (Maryam Sepehr) » ?
  • Quel malheur souhaiter à ces hommes sans honneur qui ont « retiré de ta main la flamme du savoir » (Shâh Bibi Nâla), à toi « la narratrice des lassitudes et des douleurs » (Khâleda Niyâzi) ?
  • Combien sont-elles à se dire : « Pourquoi ne suis-je pas morte dans mon sommeil » (Parvin Pejvâk), elles si nombreuses à se dire aussi que « nous n’avons même pas le temps de ressentir la venue de la dernière douleur » (Mahbûba Ebrâhimi) ?
  • Doit-on s’étonner qu’une amoureuse chuchote à l’être aimé : « Ne donne pas naïvement tes mains à d’autres mains car le sens de ma destinée est enroulé dans les lignes de ta main » (Karima Chabrang) ?
  • Si « avec le printemps nouveau, le silence stérile sera brisé » (Hamida Mirzâde Hossayni), pourquoi y en a-t-il qui se demandent « jusqu’à quand, nous, les femmes voilées, seront plaintives et douloureuses. Jusqu’à quand (Mastoura Afghân) ?

Qui peut encore s’étonner que certaines poétesses optent pour des noms de plume dont l’anonymat qui les protège fait souvent allusion à leur réclusion : Hedjâbi | celle qui porte un hijab ; Makhfi | la cachée ; Mahjoub | celle qui est recouverte d’un hijab ; Mastoura | la voilée ; Nahâni |  la secrète ?

Invisibilisées, disent-elles

« Le cri sans voix d’une femme au silence condamnée », de Nafissa Azhar, dit bien ce que subissent les femmes afghanes : une sorte d’invisibilisation destinée à les effacer de la vie en société. Un rejet qui inquiète profondément Karima Chabrang : « De tout ce qui se tait, de tout ce qui s’éteint, j’ai peur ».

Les textes rassemblés par Leili Anvar, des textes écrits (et publiés parfois) dans la clandestinité, des textes qui écrivent les larmes de leur auteure, des textes qui proclament que pour sortir de la nuit noire ancestrale dans laquelle ont été confinées de tout temps les femmes afghanes, « du vaste silence, je ferai advenir une voix » (Nafissa Khochnasib).

Plus qu’une simple réunion d’auteures, cette anthologie bilingue, persan-français, pour « offrir la possibilité à celles et à ceux qui lisent le persan, de pouvoir aussi lire l’original », vient leur donner, au-delà de la magie du verbe dont témoignent les textes, une concrétude que dévoilent de succinctes notices biographiques, le nom de chacune d’elles claironnant que le sien bourreau « comme un ver rampant […] mourra dans le cocon putride de son fanatisme » (Maryam Sepehr).

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