Partagez cet article
Christian Tiffet
Daniel Raunet
À la mi-novembre, la FNAC a répondu à des menaces des milieux islamistes en annulant une conférence [1] que devait faire la journaliste Laurence d’Hondt dans une de ses succursales bruxelloises pour présenter le livre qu’elle venait d’écrire avec son collègue Jean-Pierre Martin, « Allah n’a rien à faire dans ma classe »[2].
Il ne m’en fallait pas plus pour décider de lire ce livre pour voir de quoi il retournait.
En Belgique, le système d’éducation n’est pas laïque
Lors de sa création, la Belgique était massivement catholique, aussi bien côté flamand que francophone. Les ministres du Culte de ce pays sont des fonctionnaires payés par l’État (comme en Allemagne et en Alsace-Lorraine française) et ils donnent des cours de religion dans toutes les écoles. Dans la Communauté francophone (Bruxelles et Wallonie), les écoles catholiques scolarisent 40 % des enfants du primaire et de la maternelle et 60 % des élèves du secondaire.
Un Pacte scolaire a codifié le système en 1959, ainsi qu’un amendement à la constitution de 1988 qui a coulé le tout dans le béton. Résultat, il y a aujourd’hui des cours de religion officiels (ou des cours de morale pour les élèves sans affiliation confessionnelle) aussi bien dans les écoles privées catholiques que dans toutes les écoles publiques. Il y a donc des enseignants qui sont des curés, des pasteurs, des rabbins et des imams et qui enseignent leurs religions respectives. Enfin, les codes de comportement dépendent généralement de chaque institution. Il y a des écoles où le voile islamique est autorisé, d’autres où il est interdit. Avec un effet pervers : de peur de perdre des effectifs, et donc des subventions, les établissements hésitent souvent à renvoyer les élèves qui bafouent les règles.
Molenbeek
L’épicentre médiatique du problème se situe dans le quartier bruxellois de Molenbeek, tristement célèbre comme terreau de jihadistes tels Salah Abdeslam qui, en 2016, ont perpétré le massacre du Bataclan, à Paris. La même année, un rapport des services éducatifs soulignait qu’à l’Athénée de Molenbeek (école secondaire) 80 % des élèves étaient d’origine marocaine, 80 % des enseignants de culture musulmane. Le quartier lui-même est musulman à 41,2 % (23,6 % pour Bruxelles, 7 % pour l’ensemble de la Belgique). Bref, Molenbeek est un ghetto.
À Molenbeek, les cours de religion musulmane étaient suivis par la plupart des élèves, 80 %. Le rapport des inspecteurs est basé sur les témoignages d’enseignants. Dont une prof qui explique comment ses collègues intégristes ont pris le contrôle : « Une deuxième salle des profs a été ouverte après les attentats de Paris… Qui l’a ouverte ? Une dizaine de personnes tout au plus… L’un d’eux est délégué syndical. Il m’a dit qu’il y aurait une cabale contre moi si je faisais de mon nez (belgicisme, si je faisais l’intéressante). Il m’a dit que les “belgofrites” n’étaient plus à la tête de l’établissement. »
Difficile pour un enseignant d’évoquer des conclusions scientifiques qui n’attribuent pas la création du monde à la divinité. « La semaine dernière, j’ai parlé de la théorie de l’évolution des espèces avec les élèves. Certains profs nient cette théorie. » En 2019, les autorités ont finalement dissous l’école secondaire de Molenbeek pour la remplacer par deux établissements autonomes, mais les problèmes n’ont pas cessé pour autant.
Des témoignages d’enseignants bruxellois
L’intérêt du livre réside essentiellement dans le témoignage d’enseignants qui, souvent sans aucun appui officiel, doivent composer avec la présence de militants islamistes dans leurs classes. Kamel, un prof de science dans une école secondaire, est le fils d’Algériens qui ont fui la guerre civile entre l’armée de leur pays et les islamistes dans les années 1990. Après avoir reçu une lettre anonyme lui reprochant d’être un mauvais musulman, il met le doigt sur le problème. « Nous avons construit des écoles ghettos sans mixité culturelle. Dans la plupart de mes classes, 90 % des étudiants sont belges d’origine marocaine. »
L’école publique belge doit composer avec les carences du filet social. Adeline, une jeune institutrice, ne se voit pas encore enseigner dans cinq ans. « Un tiers des élèves sont des “cas sociaux” avec des problèmes d’éducation, de santé et parfois de violence intrafamiliale. En plus, faute de moyens, on nous impose des enfants qui nécessiteraient un encadrement spécifique. Il y a aussi les primo-arrivants. L’école est devenue progressivement un ghetto. » Adeline se plaint de la présence d’un collègue intégriste musulman qui fait la loi dans l’école et vend aux parents d’élèves « les Droits de l’homme en islam », un b a ba wahhabite.
En Wallonie, aussi
André enseigne dans une école privée catholique près de la frontière française. Il y a là une minorité d’enfants maghrébins et tchétchènes dont les parents ont choisi cet établissement réputé. En l’espace d’une décennie, les intégristes ont pris le contrôle des enfants musulmans. La prof de religion, une Arabe convertie au christianisme, se fait traiter de « traître » par des élèves, les filles commencent à se voiler et boycottent les cours de natation, pourtant obligatoires. André témoigne de l’abdication des autorités. Appelé à l’aide par le corps enseignant, un fonctionnaire des services de secours aux écoles en difficulté déclare : « Monsieur, il faut arrêter de se battre contre des moulins à vent. »
Dans la partie francophone du pays, il n’y a pas de directives nationales sur l’attitude à avoir face aux manifestations de l’islamisme. À Eupen, ville proche de l’Allemagne, la direction d’une école a interdit le port du voile. Anne, qui enseigne également dans la ville voisine de Verviers, témoigne : « Les jeunes filles voilées, je les ai retrouvées à Verviers. Elles prenaient tous les jours le train pour rejoindre l’école où le voile était autorisé. (…) Celles qui refusaient le voile finissaient par le porter pour avoir la paix, pour ne pas se faire traiter de mauvaises musulmanes, pour ne pas subir en rue des remarques désobligeantes des garçons. »
Depuis les années 2000, Verviers compte une importante communauté de réfugiés tchétchènes. Après avoir convoqué les parents d’une élève tchétchène pour leur dire que leur fille voulait poursuivre ses études au niveau secondaire, Anne apprend, un mois plus tard, qu’« on l’a fiancée avec un homme âgé et à la fin de l’année scolaire, on l’a emmenée là-bas pour se marier avec cet homme qu’elle n’avait jamais vu. »
Les islamistes font de l’« entrisme »
D’après les auteurs, les Frères musulmans et les groupes salafistes font de l’« entrisme » dans le corps social belge. Selon un rapport soumis au Parlement par la Sûreté de l’État en 2022, les Frères « organisent, principalement dans la capitale, un large éventail d’activités gratuites, ils lancent de nouvelles initiatives dans le domaine de l’enseignement et de la formation. (…) Ils ont leur propre mouvement de jeunesse. On retrouve aussi les Frères musulmans, souvent bardés de diplômes, dans de nombreuses ASBL et dans tous les domaines de la société ».
Selon les deux journalistes, la Belgique est travaillée par deux courants différents. « À la différence des Frères musulmans, les salafistes ne veulent pas conquérir le pouvoir politique. Leur objectif est de transformer les mœurs des musulmans en contrôlant l’alimentation, les vêtements, les prêches dans les mosquées, le jeûne, l’entraide sociale, la piété… dans l’espoir que la communauté (l’oumma) soit purifiée et que s’installe naturellement (…) une société conforme à la parole du Prophète ».
Dominique Daems, une ancienne directrice de la Haute École Francisco Ferrer, une institution qui forme des enseignants, dénonce une des stratégies des étudiants islamistes. « Au lieu de contester certaines matières comme ils ont pu le faire par le passé, ils apprennent sans sourciller, passent l’examen, obtiennent leur diplôme. Puis déclarent qu’ils n’enseigneront jamais “cela” à leurs élèves. Que ce soit la théorie de l’évolution ou certains faits historiques, “ils n’y croient pas”. »
Nathalie, une infirmière psychiatrique, forme des adultes, futurs infirmiers, dans un établissement du Hainaut. Elle doit aborder la question de la contraception et des maladies transmissibles sexuellement, mais quand elle prononce les mots pénis et vulve, une étudiante se bouche les oreilles et hurle « vous m’écorchez les oreilles. C’est dégoûtant ».
L’enseignante demande alors comment il faudrait nommer ces choses. Un étudiant s’interpose, « on ne nomme pas ces choses-là, c’est tout ! » Et de poursuivre « Quand vous parlez de ça, vous nous incitez à coucher ». Ses étudiants contestent également son enseignement sur l’inceste en milieu familial et les lois belges en la matière. « On ne doit pas se mêler de ça. On doit laisser faire les familles ». Le contenu de son cours se retrouve sur un site internet créé par les étudiants et intitulé Haram (en arabe, illicite aux yeux de la religion). Munie d’une capture d’écran, Nathalie se plaint à sa direction. Réponse : « Ah oui, ça dure depuis tellement longtemps. Que voulez-vous que l’on fasse ? »
Les tribunaux s’en mêlent
En 2017, deux jeunes musulmanes d’âge adulte portent plainte contre la Ville de Bruxelles et la Haute École Francisco Ferrer. Cet établissement postsecondaire leur interdit le port de signes « convictionnels ». Dans un premier temps, la Cour constitutionnelle les déboute, mais en décembre 2021, le Tribunal de première instance leur donne raison. Florence, une prof d’économie, est aux premières loges : « Du jour au lendemain, c’est la fête dans l’école. Des jeunes femmes voilées, triomphantes, paradent dans le hall de la cour .» Cinquante-huit enseignants reprennent le combat et portent la décision en appel. Au moment de la publication du livre, soit trois ans plus tard, ces enseignants ne savaient toujours pas si leur démarche serait recevable ou non, mais la Cour constitutionnelle les a déboutés le 26 novembre dernier. [3]
Un livre à sens unique
« Allah n’a rien à faire dans ma classe » est un pamphlet qui n’a rien de bon à dire sur l’Islam. Ainsi, les auteurs se moquent d’élèves qui affirment que les hommes ont été créés à partir d’une côte d’Adam, alors que la religion chrétienne partage la même croyance, mais que, curieusement, l’ouvrage ne contient pas un seul mot désobligeant pour le catholicisme. Ils déplorent que des élèves musulmans aient réussi à faire décrocher les crucifix sur les murs de leur école. Les deux journalistes prennent pour référence des polémistes comme Djemila Benhabib, militante algérienne laïque bien connue au Québec et désormais habitante de Belgique. [4] Autre impasse des auteurs : ils négligent de signaler qu’une des raisons pour lesquelles les partisans de la laïcité dans les écoles n’obtiennent pas gain de cause c’est qu’ils ont pour principal adversaire non pas les imams, mais … la hiérarchie catholique.
D’Hondt et Martin s’attaquent avec insistance au port du voile. Pour eux, c’est un symbole antiféministe de l’oppression masculine. Toutefois, il existe en Belgique un courant féministe minoritaire contre l’interdiction du voile dans les écoles ou la fonction publique. Comme au Québec, de nombreuses femmes belges qui portent le hijab ne s’estiment pas soumises à un quelconque patriarcat islamique. Deux universitaires belges, Seyma Gelen et Ouardia Derriche, plaident ainsi pour un « féminisme décolonial » : « Dans la mesure où nous nous inscrivons toutes dans le mouvement social, politique et intellectuel qui est celui de la libération des femmes, nous sommes toutes féministes » [5]. Les auteurs du livre ne se donnent pas la peine de donner la parole à ces féministes, leur mouvement est à leurs yeux un phénomène « woke ».
D’Hondt et Martin opposent le modèle français, où le voile est interdit dans les écoles, à la Belgique francophone où il n’y a aucune loi sur le sujet. Ils croient voir un recul de l’islamisme en France contre une recrudescence en Belgique. Un rapport du Sénat français de 2024 (à la suite de la décapitation de l’enseignant Samuel Paty en 2020) met à mal cette théorie : « Les travaux conduits par la mission permettent de dresser le constat d’une violence endémique dans les établissements scolaires, qui touche désormais le primaire comme le secondaire. Les insultes, menaces, pressions et agressions constituent désormais le quotidien des enseignants ainsi que de l’ensemble du personnel administratif. Plus largement, c’est l’école de la République — et ses valeurs — qui doivent faire face à des coups de boutoir réguliers. » [6] Force est de constater que la répression scolaire n’a rien résolu.
L’école à trois vitesses
Comme au Québec, le système d’éducation belge fonctionne à trois vitesses. Selon une étude de mars 2024[7], 53 % des élèves fréquentent un établissement sans mixité culturelle, 28 % une école regroupant des enfants de familles à faible revenu et 25 % une « école de riches ». Comment, dans ces conditions, se plaindre de l’apparition de ghettos socioculturels et religieux dans nos sociétés ?
Les Québécois, si on en croit un récent sondage Léger [8], désapprouvent massivement (64 %) la présence de la religion dans le système d’enseignement public primaire et secondaire. Qui plus est, contrairement au premier ministre Legault, 62 % d’entre eux sont contre le financement public des écoles privées religieuses, un financement auquel caquistes, libéraux et péquistes n’ont jamais osé s’opposer.
Un réseau scolaire unique et laïque réunissant côte à côte riches et pauvres, enfants de souche et enfants issus de l’immigration, serait un pas dans la bonne direction de l’élusive inclusion dont tout le monde parle sans vraiment s’y attaquer.
[1] Médias de Bruxelles, « Rencontre annulée à la Fnac après des menaces: “J’aurais voulu discuter avec ces jeunes” ». Bruxelles, 18 novembre 2024. https://bx1.be/categories/news/rencontre-annulee-a-la-fnac-apres-des-menaces-jaurais-voulu-discuter-avec-ces-jeunes/
[2] Laurence d’Hondt et Jean-Pierre Martin, « Allah n’a rien à faire dans ma classe », Éditions Racine, Bruxelles, septembre 2024.
[3] « Haute école Francisco Ferrer : les professeurs déboutés, le port de signes convictionnels reste autorisé », BXI Médias de Bruxelles, Bruxelles, 26 novembre 2024. https://bx1.be/categories/news/haute-ecole-francisco-ferrer-les-professeurs-deboutes-le-port-de-signes-convictionnels-reste-autorise/
[4] Djemila Benhabib, « Islamophobie, mon œil ! », Kennes, Gerpines, Belgique, 2022.
[5] Seylma Gelen et Ouardia Derriche, « Diversité des féminismes : le point de vue de citoyennes musulmanes », En Question no. 119, Centre Avec, Bruxelles, décembre 2016. https://www.centreavec.be/publication/diversite-des-feminismes-le-point-de-vue-de-citoyennes-musulmanes/
[6] François-Noël Buffet et Laurent Lafon, rapporteurs, « L’école de la République attaquée : agir pour éviter de nouveaux drames », Sénat, Paris, 6 mars 2024. https://www.senat.fr/fileadmin/Presse/Documents_pdf/20240306_Essentiel_MCC_Agressions_enseignants.pdf
[7] Charlotte Hutin et Éric Burgraff, « Une école ghetto », Le Soir, Bruxelles, 19 mars 2024. https://www.lesoir.be/575384/article/2024-03-19/plus-de-50-des-eleves-francophones-frequentent-une-ecole-ghetto
[8] Patrick Bellerose, « Sondage Léger : les Québécois contre la religion à l’école », Journal de Montréal, Montréal, 19 novembre 2024. https://www.journaldemontreal.com/2024/11/18/sondage-leger–les-quebecois-contre-la-religion-a-lecole