À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Au panthéon des légendes historiques, on peut dénicher quelques canailles. Et ce, malgré l’auréole qui fait s’extasier les exaltés qui les vénèrent. Parfois la réputation de ces êtres quasi mythiques vacille dès que l’on s’intéresse de près aux exploits rarement retenus par la version de vie vénérée par les dévots. Suffit pour cela de faire dévier de quelques centimètres le regard porté sur les principaux épisodes d’une existence prétendument hors du commun pour découvrir des faits gênants laissés sur le bas-côté. Ainsi en est-il de Jeannette, un surnom dont on affubla enfant Winston Churchill lors d’un séjour en France.

Pierre Deschamps

Question de sortir du placard certains squelettes que l’Histoire n’a pas retenus pour ne pas fracturer un mythe, Churchill, sa vie, ses crimes [1], un récent ouvrage de l’historien britannique Tariq Ali, dévoile des pans de vie peu flatteurs de celui qui – bien avant d’autres – a su construire un storytelling qui lui vaudra une reconnaissance que d’aucuns voudraient éternelle.

Aux yeux de Tariq Ali, Churchill n’est rien de moins qu’une « carpe ventrue », un aventurier impénitent, un anti-communiste hystérique, un raciste génétique, un décideur sanguinaire dont les erreurs conduiront à la mort des millions d’individus, un pourfendeur intraitable du nationalisme irlandais – de tout nationalisme en fait –, un admirateur de Mussolini, un assoiffé de vengeance, un agité qui prônera avec insistance le largage d’armes nucléaires au-dessus du Japon.

Un portrait à mille lieues donc de celui que nous donnent à voir les laudateurs de tous bords, maintenant plus que jamais, à la veille des célébrations du 80e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

À l’origine de l’ouvrage de Tariq Ali, ce constat : comme « le culte de Churchill étouffait toutes discussions sérieuses [on] avait absolument besoin d’entendre une autre histoire ». Cela dit, Churchill, sa vie, ses crimes n’est pas qu’une biographie de Churchill, c’est aussi une analyse de tout ce qui permet de « comprendre l’hostilité persistante à l’égard de Churchill en Grande-Bretagne », laquelle s’exprimera au grand jour en 1945 quand il fut battu aux élections, lui l’apparent seigneur de guerre sans talent de chef de gouvernement.

À ce propos, Tarik Ali rappelle que dès 1942 « la gestion de Churchill est largement discréditée au sein des élites gouvernantes […] Un sondage Gallup [révélant à la même époque] que seul un tiers de la population est satisfait du gouvernement de guerre, c’est-à-dire de Churchill ».

Jeannette arriviste

Cette contre-histoire – qui donne à voir en arrière-plan les événements qui bouleversent l’Empire britannique ainsi que les empires allemand, austro-hongrois, russe, japonais – débute en 1893 quand Churchill prépare son entrée à l’Académie militaire de Sandhurst : « Ses notes étant insuffisantes pour entrer dans l’infanterie ( une arme où les qualités intellectuelles sont particulièrement prisées à l’époque) », comme il le désirait, il sera « assigné à la cavalerie, plus chic, mais moins exigeante ».

À la même époque, espérant hériter du titre de duc de Malborough, Churchill fait face à l’hostilité de la duchesse en titre qui juge que :  « Il serait intolérable que ce petit arriviste de Winston devienne un jour duc. »

Jeannette journaliste

Premières armes de cet arriviste de Winston, Cuba en 1895 où l’Espagne fait face dans cette colonie à une rébellion indigène, animée par « une racaille indisciplinée composée pour une grande part d’hommes de couleur ». Il y stationne en tant que correspondant de presse voyant « dans le journalisme une façon de se faire connaître ».

De ce court séjour dans cette île des Antilles, qui le verra « s’écarter du journalisme pour effectuer des petits boulots militaires pour le compte de l’Espagne », lui restera cet espoir déçu : « La bonne fortune qu’aurait pu connaître Cuba si les Britanniques n’avaient pas échangé La Havane contre la Floride en 1763 après une occupation de onze mois », période pendant laquelle Londres aura tout de même eu le temps d’importer quelque 10 000 esclaves africains « pour faire tourner une économie de plantation en plein essor ».

De sa présence en Afrique du Sud lors de la guerre des Boers, comme journaliste encore, retenons ce qu’il écrit dans Mes jeunes années, ouvrage dans lequel il ne parle pas des camps de concentration, s’attachant essentiellement à ses propres aventures : « Les Boers étaient les gens les plus humains de la terre […] C’étaient les ennemis les plus généreux que j’ai jamais eus à combattre. »

Jeannette s’en va-t-en guerre

S’imaginant grand stratège militaire, « un désir traité avec une condescendance polie, quand il n’est pas franchement raillé, par la caste militaire », Churchill lance une expédition qui doit conduire la flotte britannique au travers du détroit des Dardanelles vers la mer Noire pour ouvrir un second front et attaquer directement l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie.

Contre l‘avis du War Office, Churchill va de l’avant avec cette expédition que l’Histoire a retenue comme la bataille de Gallipoli (février 1915) qui se soldera par la mort de 43 000 soldats britanniques, la perte de trois navires et la mise hors service de cinq autres, soit la moitié de la flotte alliée dans la région.

Par pure bravade, Churchill déclarera des années plus tard que « les Dardanelles auraient pu sauver des millions de vies. Ne croyez pas que je fuis les Dardanelles. Je m’en glorifie ».

Jeannette a une grande idée

Après la Première Guerre mondiale, Churchill, à titre de secrétaire à la Guerre, est déterminé à « étrangler le bébé bolchévique au berceau », qu’il perçoit comme un danger pour l’Empire britannique. Ce sera l’obsession de toute une vie. Même Lloyd George, alors premier ministre, « s’inquiète que cette obsession russe de Churchill “perturbe son équilibre” ».

Mais pour l’instant, Churchill a une idée de génie en tête : une intervention armée contre la Révolution russe. Entre 1918 et 1920, elle prendra la forme d’une coalition alliée composée de plus de 100 000 soldats (britanniques, français, américains, tchécoslovaques, grecs, polonais, roumains, japonais…). L’opération est un tel échec qu’elle fera dire à l’historien australien Damien Wright que l’intervention alliée en Russie « fut l’une des campagnes les plus mal pensées et planifiées du XXe siècle ». Quant à Churchill, retenons qu’il exprimera sa fureur quand il apprendra que le War Office a « interdit aux troupes britanniques d’utiliser [un] gaz toxique » contre les Russes.

Jeannette au budget

Fin 1924, Churchill se retrouve au Trésor, lui qui n’a aucune connaissance économique et financière. Ce qui ne l’empêche pas de présenter un premier budget considéré comme « irresponsable » par ses propres fonctionnaires.

Sir Warren Fisher, alors secrétaire permanent du Trésor, confie à Neville Chamberlain, ministre de la Santé, que Churchill est « un fou […] un enfant irresponsable, pas un adulte ».

À l’époque, le même Chamberlain tente de mettre de l’avant des réformes sociales destinées à améliorer le quotidien des classes ouvrières. Churchill s’y opposera vigoureusement, arguant que « les riches, oisifs ou non, sont déjà taxés dans ce pays à la limite maximale de compatibilité avec l’accumulation de capital nécessaire à la poursuite de la production ».

Jeannette et les syndicats ouvriers

En mai 1926, à la suite de la mise en lockout d’un million de mineurs, le Tarde Union Congress déclenche une grève générale qui mobilise 2,5 millions de travailleurs. Pour contrer le mouvement de grève des ouvriers de presse du Daily Mail, Churchill lance la British Gazette « l’un des tout premiers exemples de journal expressément créé pour répandre des fausses nouvelles afin d’instiller un climat de peur ».

Churchill y dépeint la grève générale comme une attaque d’agitateurs bolchéviques contre l’État : « “Une menace délibérée, concertée, organisée” dont l’objectif n’est rien de moins que la création d’“un soviet des syndicats” qui doit prendre le contrôle de la “vie économique et politique” du pays. »

Churchill ira même jusqu’à « mobiliser des briseurs de grève par l’intermédiaire des organisations d’extrême droite [recrutant aussi des étudiants conservateurs,] se glorifiant de leur rôle de briseurs de grève, leur première bouffée de guerre de classe ».

Jeannette et les autocrates

De l’Italie de Mussolini, Churchill racontera en 1926 que voilà « un pays prêt à faire face aux réalités de la reconstruction. Son gouvernement, dirigé avec fermeté par Signor Mussolini, ne se dérobe pas face aux conséquences logiques de la situation économique présente, et il a le courage d’imposer les remèdes financiers nécessaires si l’on veut en effet garantir et stabiliser une reprise nationale ».

Dans un article écrit en 1937, Churchill affirme d’Hitler qu’il « est un enfant de la douleur et de la rage d’une noble race et d’un puissant empire écrasé par la défaite de la guerre ». Défaite qu’il a voulu venger « au cours des quinze années qui ont suivi […] il a réussi à rendre à l’Allemagne la situation la plus forte en Europe, [les exploits du Führer durant cette période figurant] certainement parmi les plus remarquables de l’histoire du monde ».

Au duc d’Albe, l’ambassadeur de Franco à Londres, Churchill annonce en 1940 que : « Nous désirons avoir avec vous les relations les meilleures et les plus amicales et si cela devait changer, vous pouvez être sûr que ce ne sera pas de notre faute. Nous sommes déterminés, et je suis intervenu personnellement à ce sujet, à aider dans la mesure de nos moyens à l’approvisionnement de l’Espagne ». En fait, Churchill n’abandonnera jamais Franco, « le maintenant au pouvoir quasiment à lui tout seul après la guerre. ».

Il n’y a rien d’étonnant dès lors à constater que « Churchill a longtemps défendu l’idée que le fascisme était tout à fait acceptable tant qu’il mettait sa force et le soutien populaire dont il bénéficiait au service de la lutte contre le bolchévisme ».

Jeannette en Asie

Dans ses mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, Churchill affirme n’avoir jamais douté de la « justesse » de recourir à la bombe atomique contre le Japon, une arme qu’il qualifie de « quasi surnaturelle », n’ayant jamais entendu « personne suggérer que nous dussions agir autrement ».

En 1943, le Bengale est frappé par une famine dévastatrice. Sur les 60 millions de personnes que comptait cette province de l’Inde alors colonie britannique, quelque cinq millions de personnes décéderont. Churchill est « peu préoccupé » par la situation, jugeant primordial d’assurer le ravitaillement des troupes britanniques, détournant les approvisionnements essentiels « au profit de l’effort de guerre ». Qui plus est, « dans un télégramme narquois, « Churchill demande comment il se fait que Gandhi ne soit pas encore mort si la nourriture est si rare ».

En Iran, que Churchill et Staline se sont partagé provisoirement pendant la guerre « pour prendre le contrôle du pétrole », Churchill obtient, en 1951, « l’appui de Truman pour un coup d’État » contre le Premier ministre Mohammad Mossadegh, une tâche confiée au MI6, le service de renseignement extérieur du Royaume-Uni.

Jeannette et les trompettes de la renommée

Féroce réquisitoire contre Churchill, l’ouvrage de Tariq Ali le dépeint comme un être avide de reconnaissance, qui n’en a que pour sa réputation, sous couvert d’agir en toutes circonstances comme un défenseur acharné de l’Empire britannique.

Loin de décrire Churchill comme le grand homme de guerre que certains ont vu en lui, Tariq Ali cite une série de décisions malheureuses dont le repli sur Dunkerque est le premier d’une longue série d’erreurs, de maladresses, d’entêtements : en mai 1940, en pleine bataille de la Lys, alors la plus importante bataille que mène l’armée belge, Churchill ordonne au Corps expéditionnaire britannique de quitter la Belgique pour se diriger vers Dunkerque, ouvrant ainsi un trou béant dans les défenses belges, décision qui entraînera directement la chute du pays.

Autre fait d’arme peu glorieux, les missions du Bomber Command dont l’objectif est de détruire les grandes villes allemandes – plus de 110 au total – pour saper le moral des Allemands, civils et militaires, dans le but de les détourner d’Hitler, même au prix de pertes civiles et matérielles élevées – l’exemple le plus marquant étant la destruction quasi-totale de Dresden en février 1945 sur laquelle pleuvra en moins de trois jours plus de 7 800 tonnes de bombes, tuant autour de 35 000 personnes.

L’historien n’aura donc de cesse de désosser avec acribie le mythe qui entoure celui que certains n’ont cessé d’encenser depuis les années Thatcher, donnant ainsi un héros de légende à un pays pleurant la perte de son empire. Un héros dont la rondeur, la bonhomie, l’art de la réplique ont bien souvent masqué les errements, les faiblesses, les carences, l’infatuation.

Critique …

Doit-on s’étonner pour autant de la charge de Tariq Ali, historien, éditeur et militant politique, membre du comité de rédaction de la New Left Review et directeur éditorial de Verso Books. Il fournit régulièrement des textes à des publications comme The Guardian et la London Review of Books. Il a écrit plusieurs ouvrages sur l’Asie du Sud, le Proche-Orient, l’islam et les États-Unis. En français, ses livres sont principalement publiés par Sabine Wespieser Éditeur.

Le propos de Tariq Ali est pourtant à l’image de la définition de l’esprit critique que donne Jean-Marc Narbonne, professeur de philosophie antique à l’Université Laval : « Le fait d’user de sa raison non seulement pour questionner le monde objectif tout autour, mais pour remettre en question ce qui est légué par la tradition et la culture environnante. » [2]

 

 

[1] Tariq Ali, Churchill, sa vie, ses crimes, La Fabrique éditions, Paris, 2022, 465 pages.

[2] Jean-Marc Narbonne, “Considérations générales sur l’esprit critique grec”, in L’esprit critique dans l’antiquité, volume 1 – « Critique et licence dans la Grèce antique », Les Belles Lettres, Paris, 2019, page 9.

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