Partagez cet article
Une tradition orale du quinzième siècle fit sienne une légende qui prétendait qu’en 1421 l’expulsion et la destruction totale de la communauté juive de Vienne (un événement connu sous le nom de Wiener Gesera) auraient eu pour origine les besoins financiers de l’archiduc d’Autriche qui – en se libérant ainsi de dettes contractées auprès de banquiers juifs locaux – allait pouvoir mener guerre à nouveau. Ailleurs, presque à la même époque, des princes italiens accueillaient des Juifs, soucieux « d’animer une société politique moins excluante », révélée, décrite, analysée par l’historien du Moyen Âge Pierre Savy, dans Les princes et les Juifs dans l’Italie de la Renaissance [1].
Pierre Deschamps
« Au Moyen Âge central [XIe, XIIe et XIIIe siècles], les pouvoirs personnels, ceux des princes et des ducs, paraissent hostiles aux Juifs .» Tandis que les républiques oligarchiques de Florence, de Gênes et de Venise les accueillent et acceptent qu’ils fassent œuvre de prêteur.
La situation va toutefois s’inverser dès la fin du XIIIe siècle, quand de petites principautés gouvernées par des familles bien établies souhaitent promouvoir les marchés de crédit privé et de finance, devenant de la sorte des lieux plus favorables à l’épanouissement d’une présence juive.
Ferrare, Mantoue, Lucques, Sienne, Saluces, voilà autant de lieux où les Juifs peuvent vivre en paix. Ainsi à Rimini, contrairement à ce qui a pu se passer à Vienne à la même époque, le seigneur « Sigismondo Paldolfo Malatesta, endetté auprès des Juifs, décida pour solder ses dettes de leur confier la levée de l’impôt sur le sel ».
Un séjour sous conditions
Pendant un siècle et demi de migrations, des Juifs italiens, allemands et français s’installent dans le nord et le centre de l’Italie, soit des années 1370 jusque vers 1520. Au cours de cette période, les Juifs sont répartis dans environ 500-600 communautés de toute taille, pour une population totale qui varierait, selon les sources, de 15 000 à 50 000, ce qui constituent « une simple estimation en l’absence de données démographiques sûres avant 1600 environ ».
Pour élire domicile dans une ville ou une commune, les Juifs doivent signer un contrat établissant leurs conditions de séjour. Ce contrat, désigné sous le nom de condotta, base de la réglementation des droits des Juifs dans le nord et le centre de la Péninsule, « ne saurait être réduite à celle du prêt ». Car si une bonne part des Juifs en question sont prêteurs (et ce ne sont pas les seuls à prêter), ils sont aussi artisans, commerçants, médecins, ingénieurs, enseignants, rabbins, abatteurs rituels, circonciseurs.
Cette condotta est une sorte de charte de privilèges qui comporte des articles sur sa durée – cinq à dix ans habituellement, renouvelable le plus souvent – , le droit de résider, la liberté de culte, les conditions d’exercice du métier de prêteur, la protection contre la violence physique et les baptêmes forcés, et même, à l’occasion, des précisions qui stipulent que « les termes de l’accord [demeurent] valides même en cas de changement de souveraineté », à Parme, entre autres, pour ne citer que cet exemple.
Les Juifs n’en occupent pas moins une position d’incertitude qui se traduit par le fait qu’ils sont « à la fois dans et en dehors de la cité chrétienne ».
Marque et confinement
Dans la foulée du quatrième concile de Latran (1215), les Juifs devaient porter un signe distinctif pour ne pas être assimilés à des chrétiens. Ce sera une rouelle que l’on appelle cerchio en italien. Un cercle vide qui a toutes les apparences d’un anneau.
Des Juifs estiment que l’obligation qui leur est faite d’arborer ce signe distinctif sur leurs vêtements « attire le danger ». Certains « en demandent et parfois en obtiennent l’exemption ». Souvent ce sont les communes les plus désireuses d’accepter la présence juive, ou les plus intéressés par une somme d’argent en échange de l’exemption, qui sont les plus susceptibles de donner une suite positive à une telle requête.
Autre disposition des statuts qui méritent commentaires, celle qui stipule que les Juifs doivent résider à part, dans un quartier dénommé judaismus, dont les portes seront fermées la nuit, après le coucher du soleil.
Bien que ces quartiers séparés – une disposition qui tire son origine du concile de Latran – ne soient pas encore des ghettos, ils en sont les précurseurs, le premier ghetto à être attesté comme tel étant celui de Venise créé en 1516. Cela dit, comme l’avoue l’auteur : « Il faut donc bien l’admettre : dans les États de Savoie il existait quelque chose comme un ghetto. »
Autoriser à prêter
Assorti d’un banco, « mot italien qui signifie d’abord un comptoir et qui, par synecdoque, en vient à désigner une banque », l’établissement d’une communauté juive – souvent des groupes de taille modeste comptant tout au plus quelques familles –, se fait parfois « contre l’opposition du tiers acteur que sont les villes et les communautés locales », quand ce n’est pas celle des banquiers locaux et du clergé catholique.
Fait digne de mention, l’influence et la pression pontificales qui créent des moment de tension conduisent certains princes à s’affranchir « de la tutelle et de la volonté d’ingérence des papes ».
Même si la délivrance d’une condotta illustre la volonté princière de régenter l’autorisation de prêter, il ne faut pas pour autant ignorer que : « Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, la possibilité d’autoriser les Juifs à prêter de l’argent a été inventée par les autorités locales, les communes, et non par les princes. »
Un outil de pouvoir
Dans plusieurs principautés, sans que l’on puisse affirmer qu’ils ont un quelque rôle déterminant, « les Juifs sont associés au seigneur, comme prêteurs, contribuables, experts parfois, assez proches du prince, lequel s’efforce bien souvent de les protéger ». En Savoie, par exemple, « les seigneurs considèrent les Juifs comme un instrument de leur pouvoir et le prêt juif comme préférable au prêt chrétien. »
Une situation qui tient au fait que : « Le prêteur rend service à la population et, en particulier à la plus modeste de celle-ci », car bien souvent « les prêteurs juifs pratiquent des taux inférieurs aux taux des banquiers non juifs, tout en prêtant aux puissants jusqu’au prince ».
Plus précisément, « la relation entre les Juifs et le prince était explicitement conçue comme un échange de bons services : les seigneurs demandaient une aide financière et s’assuraient que les emprunteurs remboursaient bien les Juifs ».
Rien d’étonnant alors qu’à Turin « le 11 décembre 1448, le duc de Savoie ordonne que ses officiers aident les Juifs du Piémont à recouvrir leurs crédits, afin qu’ils puissent payer une somme qu’ils ont promise en échange de la confirmation de privilèges ».
Faire fi du clergé
L’auteur note que jusqu’à la fin du XVe siècle, « les princes, dans leur ensemble, n’agissent pas en faveur de la conversion ».
Ce qui n’est pas sans créer de tension avec le clergé. Or « désireux pour des raisons économiques et politiques plus que théologiques de maintenir une présence juive dans les domini [domaines], soucieux d’ordre avant tout, le prince se montrait capable de contrarier l’Église, ses prélats et son clergé ».
En d’autres mots, « en une telle situation, le pur intérêt politique et économique favorise la diversité religieuse, sans que cette dernière soit véritablement voulue comme telle ».
Une contribution inédite
« Les Juifs, entité politique hétérogène, sujets, voire citoyens comme les autres » ont pendant un temps bénéficié de cette tolérance. Comme le souligne l’historien, « l’étude de cette bienveillance princière, aujourd’hui contre-intuitive, a quelque intérêt ».
La valeur de l’ouvrage de Pierre Savy tient notablement au fait que les sources qu’il utilise sont très largement issues d’ouvrages publiés en langue italienne, parfois en langue anglaise, rarement en langue française. Son travail donne donc accès à des connaissances jusqu’ici globalement hors de portée des lecteurs francophones. Voilà donc une excellente introduction à une période peu connue de l’histoire des Juifs dans l’Italie des princes du Quattrocento.
Signalons la parution de Juifs et Capitalisme. Aux origines d’une légende, de Francesca Trivellato (Seuil, coll. L’Univers historique, Paris, 419 pages) qui est une méticuleuse mise en pièces d’une légende née à la fin du Moyen Âge qui allait durablement instaurer dans les esprits l’idée de prédispositions particulières des Juifs pour le commerce et le crédit.
[1] Les citations de ce texte sont tirées de Les princes et les Juifs dans l’Italie de la Renaissance, Pierre Savy, PUF, coll. Le nœud gordien, Paris, 2023, 299 pages.

Autres articles
Nous vivons dans une société vieillissante – les milléniaux nous le rappellent-ils assez ? – alors qu’un papy-boomer de 82 ans écrive son autobiographie ne devrait pas en soi nous intéresser. Mais quand cet octogénaire est une sorte de militant de la vie, un exemple de résilience face à l’adversité et qu’en plus on l’a fréquenté professionnellement – c’est le cas de l’auteur de ces lignes, on prête attention. En Retrait a rencontré virtuellement Richard Sanche pour parler de son récit Mon amie, la vie, publié récemment aux Éditions Caramello.
Les revues ont parfois une folle attirance par la diversité des sujets qu’elles proposent. Moins denses sans doute que les livres, elles n’en sont pas moins éloquentes. Tant le condensé des aventures de lecture auxquelles elles nous convient constitue parfois une somme de labyrinthes desquels on pourrait bien ne pas s’extraire tout à fait. Ainsi en est-il de l’édition de l’automne 2023 de la revue Nouveau Projet.
S’interroger sur la propension de certains à accumuler les livres, sans que cela vire pour autant à la syllogomanie, prend une dimension rocambolesque dès lors qu’il s’agit de découvrir tous les tourments que cause au personnage de La Maison aux livres (Enis Batur, Zulma, Paris, 2022, 193 pages) l’insensé héritage qui lui échoit par acte notarié. Un leg de plus de trente mille volumes lui vaudront son lot de tracasseries, dont celle de se demander sans cesse : pourquoi moi ?
Hannah Arendt. Un nom sans doute à jamais lié à la relation que cette philosophe fit du procès de Rudolf Eichmann à Jérusalem en 1961 et au fait qu’elle fut la maîtresse du philosophe allemand Martin Heidegger. Voilà pour l’aspect pipole de celle qui « bénéficie d’un véritable culte dans les milieux intellectuels ». Penchant auquel ne succombe d’aucune manière Michel Dreyfus dans « Hannah Arendt et la question juive. Pour une relecture » (PUF, coll. Questions Républicaines, Paris 2023, 357 pages).