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Dominique Lapointe
La Cible. Le titre est violent. Démesuré pour une simple affaire journalistique ? Il faut connaître la fin de l’histoire pour en juger. Le 6 décembre 2016, le Dr Alain Sirard se suicide, trois ans après la diffusion d’un reportage à la télévision nationale qui prétendait décrire son acharnement à vouloir démontrer la maltraitance chez des parents dans sa pratique à l’hôpital Sainte-Justine. Le livre du professeur Marc-François Bernier est une leçon de journalisme incontournable.
Marc-François Bernier est professeur au Département de communication à l’Université d’Ottawa où il a dirigé la Chaire de recherche en éthique du journalisme pendant six ans.
D’abord mandaté comme expert de la poursuite contre Radio-Canada par la famille du Dr Sirard (il ne s’en cache pas), Bernier aura ainsi l’opportunité et la minutie de décortiquer une histoire qui se révèlera beaucoup plus complexe et nuancée que ne le laissait croire le reportage diffusé à l’émission Enquête de Radio-Canada le 21 novembre 2013.
C’est précisément grâce à la poursuite en diffamation intentée par le Dr Sirard et reconduite par sa succession, ainsi que des causes initiées par des parents contre la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), que nous avons finalement accès aux versions des autres acteurs de ce drame et à de précieux éléments des dossiers médicaux des enfants et des parents impliqués.
L’enquête d’Enquête
L’enquête de la journaliste Pascale Turbide intitulée Présumés coupables reposait essentiellement sur les témoignages de cinq couples de parents qui ont visité les services d’urgence du CHU Sainte-Justine pour des traumatismes, lésions ou symptômes sur leur enfant en bas âge.
L’émission fait apparaître le Dr Alain Sirard plus de vingt fois à l’écran en 43 minutes. On le présente comme le responsable d’errances qui auraient conduit la DPJ à entreprendre des enquêtes et à forcer des mesures de protection inutiles pour la sécurité de ces bébés.
Du Dr Sirard cependant, aucune version sur ces allégations, et, étonnamment, aucune interview de sa part n’aurait été sollicitée par la journaliste. Non plus qu’une autorisation auprès des parents pour libérer le médecin ou son hôpital du secret professionnel entourant ces dossiers.
Un sens unique troublant.
La révision de La Cible
Témoignages et documents à l’appui, l’ouvrage de Bernier met en lumière les omissions, les antécédents, les incohérences, les contradictions, les motivations vengeresses de parents concernés.
On y décrit le rôle véritable d’un expert intra-hospitalier de maltraitance infantile. Celui-ci ne cherche pas des parents négligents ou carrément violents, mais il tente d’établir une concordance entre des témoignages, ceux des gardiens de l’enfant, et des lésions observées. Une expertise pointue qui demande une formation spécialisée et une expérience considérable, reconnues chez le Dr Sirard.
On y apprend que, même si son avis est important, ce spécialiste n’est qu’un membre d’un comité d’évaluation composé de plusieurs professionnels, en l’occurrence ici la clinique sociojuridique de Sainte-Justine.
De plus, le médecin et son comité n’ont aucun pouvoir direct sur la destinée de l’enfant, une décision qui revient aux autorités de la DPJ, qui eux comptent sur leur expertise interne pour décider d’une suite à donner au rapport hospitalier.
Bref, un contexte d’encadrement rigoureux, déterminant, qui est occulté dans le reportage diffusé qui se concentre sur sa cible, le Dr Sirard.
Présumés coupables, la suite
La suite hors de contrôle du reportage est dévastatrice pour le médecin.
Dans les jours qui suivent la diffusion, il est poignardé dans le dos un soir près de sa résidence. Blessure physique mineure. On ne retrouvera jamais le suspect.
Des parents impliqués dans le reportage, des personnalités connues, insinueront dans les médias un coup monté par le médecin.
Il sera relevé de ses fonctions à la clinique sociojuridique par l’hôpital qui fera enquête, interminable. Idem pour le Collège des médecins qui aura aussi à gérer les plaintes des parents maintenant armés du reportage «incriminant».
Même la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CPDPDJ) sera saisie par les parents «victimes» du médecin, qui sera finalement exonéré de toute faute par l’organisme.
Par ailleurs, l’ombudsman de Radio-Canada se prononcera sur une plainte de la part de collègues du Dr Sirard qui jugeaient le reportage biaisé. Celui-ci ne constatera aucune transgression aux règles journalistiques de l’entreprise dans le reportage et les entrevues en périphérie.
Mais trois ans de honte publique et d’abandon par son milieu professionnel auront raison du moral d’Alain Sirard. Comme il écrira dans une dernière note à l’avocat responsable de sa poursuite en diffamation «… c’est le processus qui m’a tué ».
La cause de la succession Sirard contre Radio-Canada se conclura par une entente confidentielle à l’amiable, selon le terme juridique consacré.
Des médias en quête d’enquêtes
Avec raison, le professeur Bernier prend soin de souligner l’importance de l’enquête dans l’information des médias traditionnels. Un genre qui s’est imposé graduellement et qui fait contrepoids aux faussetés, à la propagande ou aux manigances de certains pouvoirs. Encore davantage à l’ère des médias sociaux.
Mais le cas radiocanadien et bien d’autres qu’on pourrait citer en dehors de ce livre interrogent: à vouloir se démarquer de la concurrence et faire sensation, est-on à risque de dérive ? L’enquête et le scoop prennent-ils une place démesurée dans la presse d’aujourd’hui, en regard ses budgets limités de surcroît ?
Depuis des lustres, la une des médias mettait en vedette le sujet que la rédaction jugeait essentiel pour comprendre le monde. Aujourd’hui, c’est plus souvent le caractère exclusif de la nouvelle qui lui donne sa valeur marchande. Nombre de médias ont remplacé les journalistes à dossiers, les beats comme on les appelle dans le métier, au profit de journalistes-enquêteurs.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’émission Enjeu de Radio-Canada a fait place à Enquête, celle qui fait l’objet de ce livre.
Cette refonte du mandat a sans doute permis de révéler des informations fort pertinentes sur le financement des partis politiques et des pratiques occultes dans l’industrie de la construction. Des malversations qui ont débouché sur une commission d’enquête.
Mais ce n’est pas une seule émission qui a vibré sans relâche, presque quotidiennement, pendant des années sur ce sujet. Et non seulement la presse en général, mais toute une société et ses représentants à l’Assemblée nationale. Pas des mois, des années.
Résultats: seul un maire et quelques entrepreneurs et employés municipaux ont été épinglés pour des affaires frauduleuses.
Pendant ce temps, par exemple, le sous-financement des services de santé, dont celui névralgique de la santé publique, n’intéressait guère les médias. Un enjeu qui nous a lourdement rattrapés durant la pandémie de COVID-19.
On pourrait citer aussi l’inertie des pouvoirs publics face aux changements climatiques, un sujet encore là moins vendeur que des enveloppes brunes. Un sujet qui a finalement mis le feu dans tout le pays l’été dernier, qui inonde nos villes, qui met des espèces en péril, qui invite de nouvelles maladies sous nos latitudes et qui mériterait autant d’attention qu’un contrat d’aqueduc.
La Cible, contre-enquête sur la maltraitance journalistique de Marc-François Bernier a eu peu d’échos dans les médias du Québec depuis sa publication.
Sans doute parce que l’exercice dérange la communauté médiatique. Sans doute parce que quelquefois les faits … brisent l’effet.