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La couverture du magazaine The Economist, le 5 avril 2025.
Jusqu’où l’escalade douanière va-t-elle bouleverser le commerce mondial ? Seul Donald Trump semble détenir la réponse, bien que personne ne sache à coup sûr s’il en a une idée claire ou s’il fonctionne par coups de tête. L’occupant de la Maison-Blanche détient des atouts indéniables dans ce rabattage des cartes dans les échanges internationaux, mais il n’incarne pas pour autant encore le maître incontesté du jeu comme il le prétend. La veille du « Jour de la Libération », il s’est vanté devant un parterre partisan que plusieurs dirigeants lui « lèchent le cul » (1) pour négocier un arrangement bilatéral. Beaucoup même, mais pas tous. La Chine a plutôt choisi de relever le gant et de riposter. Et ça n’augure rien de bon.
Rudy Le Cours
Quelques heures à peine après sa vantardise, un vent de panique a secoué les marchés boursiers et, surtout, obligataires. Il a dû battre en retraite.
Il a annoncé une trêve de 90 jours sur ses droits de douane «réciproques», remplacés entre-temps par un taux uniforme de 10 %, le temps de conclure des accords de gré à gré dont il se voit déjà le gagnant.
(Le Canada et le Mexique n’ont pas été touchés par cette annonce, pas plus que par celle, la semaine précédente, de ces droits, au cours de la présentation loufoque dans la Roseraie, par l’agent orange du commerce mondial en personne.)
S’ensuivit une brève euphorie sur les marchés boursiers, euphorie qui nourrit depuis les rumeurs que le président américain s’est peut-être rendu coupable de délit d’initié.
Dès le lendemain toutefois, les esprits se sont refroidis, à mesure qu’investisseurs et spéculateurs ont pris conscience que l’affrontement qui se dessine avec Pékin représente une sérieuse menace au négoce, voire à la stabilité mondiale.
C’est toutefois la panique qui s’était emparée des marchés obligataires qui aura forcé le 47e président à faire marche arrière. Il faut les suivre de près dans la tourmente présente parce qu’ils représentent le talon d’Achille de la Maison-Blanche.
Les détenteurs étrangers de titres de la dette américaine, les Treasuries, se sont mis à les larguer en guise de protestation. Comportement inusité car, en cas de débâcle boursière, ces titres servent en général de valeur refuge.
La vente de feu a entraîné une montée des coûts d’emprunt, non seulement de Washington qui doit sans cesse (re)financer sa dette colossale, mais aussi de tous les autres demandeurs de crédit américains. Ainsi, le taux sur les Treasuries venant à échéance dans 10 ans est passé de 3,91 % à 4,51 % en quelques jours tandis que l’échéance de 30 ans a brièvement franchi la barre des 5 % (2). Cette hausse de taux fait tache d’huile sur le crédit à la consommation, frappée aussi par les droits de douane sur les biens importés comme les autos. Le taux d’un prêt hypothécaire de 30 ans, l’échéance la plus commune aux États-Unis, a aussi augmenté.
Parallèlement, les détenteurs de la dette de l’Oncle Sam, en majorité des investisseurs institutionnels américains comme les caisses de retraite et les compagnies d’assurance, voyaient fondre leurs avoirs : la valeur d’une obligation évolue en sens inverse des taux d’intérêt.
Bref, l’économie américaine allait plonger en récession.
La trêve était devenue incontournable, mais les risques de récession sont loin de s’être évanouis.
Une fausse conception du commerce
Pour le président Trump, le commerce mondial est un jeu à somme nulle, comme c’est le cas sur le marché des devises. Dans cette optique, les gagnants (un mot qu’il chérit autant que «tariff») sont ceux qui réalisent des surplus.
D’où sa prétention que les États-Unis, qui enregistrent des déficits depuis 1976 (3), se font exploiter par le reste du monde. D’où son autre prétention de renverser la situation à coups d’ententes bilatérales.
Cette fausse perception peut expliquer comment il en est arrivé à son calcul de ses droits « réciproques ». La formule est simpliste : il s’agit de diviser le déficit commercial des États-Unis par la valeur de ses importations et de fixer les droits à la moitié du résultat. Ainsi en va-t-il des 49 % exigés du Cambodge dont les importations américaines ont totalisé seulement 12,7 millions en 2024, pour un surplus cambodgien de 12,3 millions.
C’est le seul critère pris en compte, faisant fi de toutes autres considérations.
Par exemple, le Lesotho, petit royaume africain enclavé dans l’Afrique du Sud, s’est vu fixer des droits de 50 %. Pourtant, depuis 2000, le Lesotho jouit d’une franchise de douane en vertu de l’African Growth and Opporunity Act (AGOA) (4).
À cause de l’AGOA, les fabricants de jeans Levi’s et Wrangler ont choisi de délocaliser leur production chez ce producteur de coton, ce qui permet aux Américains de se procurer ce vêtement emblématique à un prix abordable.
Bref, le libre-échange, c’est plutôt gagnant-gagnant que gagnant-perdant.
L’avantage comparatif
La spécialisation de la production là où elle est meilleur marché enrichit la collectivité davantage que l’autarcie. Cela a été démontré par l’économiste libéral classique David Ricardo qui a élaboré la théorie de l’avantage comparatif. Selon elle, dans un marché parfait, la spécialisation entraîne une plus grande production par heure travaillée et donc la création de plus de richesse pour toute la collectivité. Autrement dit, les échanges commerciaux sont un jeu à somme positive.
La très grande majorité des économistes adhèrent à cette théorie, même si tout le monde admet que le marché regorge de défaillances : monopoles ou cartels, néocolonialisme, barrières à la distribution, corruption, etc.
À cela, il faut ajouter que, sous la pression populaire, les dirigeants politiques choisissent de protéger certains secteurs ou industries jugées névralgiques ou stratégiques. Ainsi, le Canada a sa gestion de l’offre sur les œufs, la volaille et les produits laitiers, les États-Unis sur le sucre, le bois d’œuvre et la propriété des ports.
Donc, oui à l’avantage comparatif, au libre-échange, mais avec une dose de protectionnisme ciblé tout de même !
Les limites des statistiques
Il ne faut pas oublier non plus l’imperfection des statistiques nationales, si on veut bien capter l’essence du commerce. Sinon, on peut créer l’illusion d’être perdant dans les échanges internationaux.
Les compilations nationales mesurent le commerce selon deux méthodes : par les entrées et sorties de marchandises sur une base douanière ou par la balance des paiements, c’est-à-dire par les entrées et sorties d’argent, durant une période donnée.
Ni l’une, ni l’autre ne prennent exactement le pouls des transactions internationales à l’intérieur d’une entreprise. Ainsi, si les États-Unis accusent un important déficit commercial avec le Vietnam, c’est notamment parce que Nike et Wolverine (Sperry, Merrell, Hush Puppies, etc.) y fabriquent leurs populaires chaussures. Les profits sont en revanche versés aux actionnaires, avant tout américains.
Le modèle de Ricardo se basait sur les échanges entre pays et non à l’intérieur d’entreprises installées dans plusieurs pays.
Il ne tenait pas compte non plus des intrants, ces composantes d’un bien complexe.
On fait grandement état des pièces qui traversent plusieurs fois la frontière canado-américaine ou mexico-américaine avant l’assemblage final d’un véhicule.
Que dire des complexités de l’avionneur Boeing qui jongle avec pas moins de 20 000 fournisseurs de par le monde. On imagine facilement le casse-tête des douaniers américains (du moins ceux qui n’auront pas été victimes du couperet du Département of Government Efficency d’Elon Musk), s’ils doivent appliquer des droits de douane différents à chacun d’entre eux. Les dirigeants d’Airbus doivent déjà s’en frotter les mains !
Tout cela pris en compte, l’avantage comparatif n’en demeure pas moins vrai en dépit de toutes ces aspérités.
La croissance internationale s’est accélérée avec la mondialisation des échanges et de la production, mais elle a aussi paupérisé les cols bleus occidentaux. Elle a surtout gonflé la classe moyenne de la Chine, devenue l’usine du monde depuis son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, le fait marquant du siècle à ce jour.
Revenir au monde d’antan n’est rien d’autre qu’un leurre.
La rivalité sino-américaine
Depuis l’annonce des droits « réciproques » et du voyage désastreux du vice-président J. D. Vance au Groenland, les visées impérialistes de Donald Trump semblent avoir été mises en sourdine. On n’entend guère plus parler du 51e État lorsqu’il fait allusion au Canada.
En revanche, son animosité envers la Chine n’a fait que gonfler.
Il a porté à 145 % ses droits de douane sur les biens de l’Empire du Milieu, sans, semble-t-il, avoir pris toute la mesure de ce que les États-Unis y achètent : ordinateurs, machines-outils, biens de consommation en tout genre. Ni de ce que la Chine n’achètera plus de l’Oncle Sam : des céréales, du soja, de la viande, produits avant tout par des électeurs trumpistes. Pékin a d’ailleurs répliqué avec des droits de 125 %.
Cette guerre commerciale était déjà larvée sous la présidence de Joe Biden. Il n’a pas hésité à frapper de droits de 100% les véhicules électriques chinois, dans le but de protéger l’industrie américaine qui accuse des années de retard dans la filière batterie. Le Canada a fait de même l’automne dernier pour la même raison.
En même temps, de gros joueurs américains ont entrepris de délocaliser leur production de Chine vers d’autres pays d’Asie. Les nouveaux iPhones sont assemblés en Inde, les iPad et MacBook, en Thaïlande (5).
Cela dit, la Chine était devenue l’an dernier le principal partenaire commercial de tous les pays d’Asie (sauf Israël et la Jordanie), de toute l’Afrique (sauf l’Eswatini — l’ex-Swaziland —et le Lesotho), de l’Océanie, de l’Europe de l’Est et de la majorité des pays d’Amérique du Sud. En 2000, la palme de domination revenait aux États-Unis (Voir les mappemondes 5)
Durant ce quart de siècle, le commerce international américain a augmenté de 167 % à hauteur de 5300 milliards, le chinois de 1200 % à 6200 milliards.
Il faut préciser que l’économie chinoise repose davantage sur son commerce extérieur que sur son marché intérieur alors que c’est l’inverse pour l’américaine.
Ajoutons qu’en 2000, le déficit commercial américain correspondait à 35,7 % de ses importations; en 2024, c’était 36,9 %, soit à peu près le même.
Le fond du problème n’est donc pas commercial, mais hégémonique.
Les débordements prévisibles
L’inflation des droits de douane entre les deux puissances a peut-être atteint sa limite. Elle risque davantage d’étouffer la Chine que les États-Unis, compte tenu du poids du commerce extérieur dans son économie.
En revanche, sa zone d’influence grandissante peut faire déborder la guerre commerciale dans d’autres champs.
La Chine a déjà annoncé qu’elle fait obstacle à la vente de deux ports à l’entrée du canal de Panama par la société hongkongoise CK Hutchison à l’américaine BlackRock, au prix de 23 milliards (7). Cet achat par la firme dirigée par le milliardaire démocrate Larry Fink avait apaisé les velléités trumpistes sur cette infrastructure essentielle au commerce américain.
La Chine menace aussi de limiter l’exportation de ses terres rares. Elle assure 69 % de la production mondiale, contre 12 % seulement pour les États-Unis (8).
On entend par terres rares un ensemble de 17 éléments essentiels dans des technologies de pointe comme la robotique.
La Chine a développé au fil des ans un réseau international d’approvisionnement en matières premières. C’est ce qu’elle appelle la seconde route de la soie. Cela lui permet d’exercer sa domination sur des matières premières stratégiques.
Enfin, Taïwan risque de devenir le centre des tensions géopolitiques sino-américaines. L’île dont la Chine revendique l’appartenance assure 68 % de la fabrication mondiale des puces électroniques. La production américaine représente 12 %, la chinoise 8 % (9).
Comme on le voit, une guerre commerciale ne peut se résumer à des droits de douane.
Dans cette nouvelle donne mondiale, le Canada a tout avantage à tisser des alliances multilatérales.
5- https://www.distributique.com/actualites/lire-apple-accelere-la-delocalisation-de-sa-production-hors-de-chine-33317.html#:~:text=«%20Les%20MacBooks%2C%20actuellement%20assemblés%20en,aussi%20déclaré%20Ming%2DChi%20Kuo.
6-https://www.visualcapitalist.com/cp/how-china-overtook-u-s-in-global-trade-dominance-2000-2024/
7- https://www.nbcnews.com/news/world/trump-panama-canal-take-back-military-china-blackrock-rcna199438