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L’addition ne cesse de s’alourdir et de plus en plus tout semble se dérégler en même temps. Les bouleversements climatiques, les inégalités qui déchirent le monde, l’influence de plus en plus grandissante du populisme, les injustices, les conflits armés sanguinaires qui explosent dans tous les coins de la planète et les radicalismes qui s’affirment partout dans la violence. Dur. À en perdre presque le dur désir de durer … Bien sûr, dans des moments pareils il faut respirer par le nez. Prendre du recul. Tenter du moins de comprendre comment on a pu en arriver là. Ce qui est justement la question sous-jacente posée tout au long du lourd pavé mêlant habilement fiction et réalité que nous vous proposons ce mois-ci : Brazilian Psycho.
Michel Bélair
Le Brésil est un pays de contrastes et Sao Paulo — où se déroule l’essentiel de ce gros roman de Joe Thomas —, encore plus. C’est une ville dans laquelle on rencontre tout et son contraire : dans cette tentaculaire mégalopole de plus de 12 millions d’habitants, avec ses quartiers chics accoudés aux favélas, la crasse et l’opulence se côtoient presque sans gêne. C’est d’ailleurs là, dans une de ces zones-tampons presque inexistantes entre la richesse et la pauvreté que s’amorce l’action du livre de Thomas.
Nous voilà d’abord le 7 octobre 2018, le soir du premier tour de l’élection qui devait mener Jair Bolsonaro — le Brazilian Psycho lui-même — au pouvoir. Plus précisément près d’un parc dans le quartier de la Bixiga, « la vessie de Sao Paolo ». Avec le roi de la jungle, Beto, un gamin de 16 ans à la tête d’un « groupe de surveillance populaire » autorisé et financé par la police militaire. Inspirés par les discours du futur président, ils « maintiennent l’ordre », à la recherche d’un « tox », un indésirable qui n’a pas sa place ici en ce soir de triomphe. De quelqu’un à qui donner une leçon en fait, genre un gauchiste ou une « tantouze »… et voilà qu’ils en trouvent un-une qu’ils « explosent » effectivement, comme ça, d’un coup de couteau à la jugulaire agrémenté de quelques coups de pied. Menos um, un de moins …
Plus loin, à deux ou trois rues de là, une « vraie » patrouille surprend une adolescente en train de taguer un slogan anti-Bolsonaro; les militaires embarquent la jeune femme encapuchonnée qui disparaîtra pendant plusieurs jours avant d’avoir la « chance » de ré-apparaître … L’ordre nouveau se dessine déjà à l’horizon, on le sent bien !
En tournant la page, le lecteur se retrouve soudain complètement ailleurs : en fait une quinzaine d’années auparavant, à l’intérieur d’un tout autre quartier, plus chic. Auprès du cadavre de Paddy Lockwood, proviseur de l’École internationale britannique de son état, le crâne défoncé par un objet contondant comme on dit dans les romans policiers. À son chevet, deux policiers, Mario Leme et Ricardo Lisboa, les deux incorruptibles chargés de l’enquête qu’ils mèneront pendant plus d’une décennie avant qu’elle trouve étrangement sa conclusion avec l’assassinat qui vient tout juste de lancer le roman.
Tout le reste n’est qu’une brillante mise en contexte de près de 600 pages.
Brésil 101
Lemme et Lisboa sont des enquêteurs efficaces même si la découverte de l’assassin du proviseur ne se fera que 15 ans plus tard. C’est d’abord parce que la haute direction de la police cherche à régler rapidement l’affaire en imposant le silence aux deux hommes et en sortant un faux coupable de sa manche, mais aussi parce qu’il se passe beaucoup de choses à Sao Paulo entre 2003 et 2018. Entre l’arrivée de Lula et celle de Bolsonaro. Et le tour de force que réussit Joe Thomas c’est de parvenir à nous faire comprendre le chaos total résultant de l’effritement du rêve engendré par l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva tel qu’il est — et qu’il fut dans la réalité ! — vécu par de vrais personnages.
Du côté des favélas d’abord où deux ados du crû, Rafael Nascimento et son ami Franginho « veillent », au nom de la mafia du PCC (Premier Commando de la Capitale) sur le quartier de Paraisopolis (le paradis). Les aventures que traversent ces deux-là sur une période de 15 ans nous font entrevoir ce que peut être la vie « ordinaire » dans un environnement où la débrouillardise et la résilience, pour ne pas dire la magouille et le chantage, sont synonymes de survie.
Du côté des notables aussi, alors que l’auteur nous fait saisir à quel point les politiciens de tous niveaux et les financiers corrompus sont les véritables responsables de ce gâchis puisqu’ils se sont remplis les poches en détournant les initiatives de Lula visant à assurer un revenu minimal à tous les Brésiliens. On croisera même un ancien opérateur de la CIA qui est là pour assurer les billes du Grand Capital tout en fomentant les pires complots en jouant sur tous les tableaux.
On le devine, le portrait esquissé ici à grands traits est éminemment complexe et impossible à résumer en quelques paragraphes. N’empêche que ce foisonnement permanent, ces « grenouillements » incessants, cette vie pulsante partout mêlée à tout apparaît rapidement au fil des paragraphes comme le cœur même de cette ville aussi impossible qu’improbable qu’est Sao Paolo.
L’écriture de Joe Thomas, vive, inquisitrice, parfois lyrique et toujours « juste », est remarquablement rendue par la traduction; elle parvient à nous faire sentir tout cela de l’intérieur et en profondeur grâce à des personnages crédibles et touchants. Qu’il s’agisse de la vie dans la verrue purulente des favélas, des manœuvres biaisées des grands gestionnaires de capitaux ou de l’univers tordu et complètement décroché des politiciens véreux, tout cela nous est livré cru, al dente et sans fard comme le ferait un reportage au long cours sur la faillite brésilienne. Un exercice brillant, senti et percutant dont on ne sort pas indemne.
Brèfle comme disait Achille, dans les polars comme dans la vraie vie la cupidité et la corruption sont à la source des toutes les inégalités et de la majorité des conflits qui en résultent. À Sao Paulo comme ailleurs, on récolte ce qu’on a semé. Et tout continuera à exploser systématiquement un peu partout tant qu’on n’y changera rien.
Entendeu ?
Brazilian Psycho
Joe Thomas
Traduit de l’anglais par Jacques Collin
Seuil — Cadre noir
Paris 2023, 590 pages