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Image tirée du film Le procès d’Orson Welles
Dans le monde de l’entreprise, le discours de la gestion s’est depuis longtemps paré de croyances et de discours moraux qui sont comme autant de certitudes distillées par le biais de formules souvent fort anciennes qui fonctionnent généralement sur un mode binaire : « Le taylorisme, c’est mal ; la start-up, c’est bien ». Une monde que Sandra Enlart, dans ‘Quand le bien et le mal s’invitent au travail’ (PUF, Paris, 2022, 292 pages) associe à « une manière de voir le réel qui serait une vérité à l’aune de laquelle l’action doit s’organiser ».
Pierre Deschamps
L’univers du travail serait devenu une contrée où s’entonnent les couplets de l’adaptabilité, rebaptisée agilité, ceux de la créativité, mise à toutes les sauces, si ce n’est ceux de la flexibilité à tout propos et de la diminution des mètres carrés par employé présentée comme une plongée dans le modernisme. Sans oublier cette sempiternelle « injonction à apprendre sans cesse par soi-même, ce qui signifie devenir responsable de son employabilité, déchargeant du même coup l’entreprise d’une partie de cette responsabilité sociale », constate amèrement Sandra Enlart.
Ce qui laisserait croire que l’entreprise n’encadre plus ses employés, essentiellement préoccupée par le fruit de leur labeur. Et pourtant, non ! Le développement des études sur les milieux de travail, l’analyse des forces et des tensions qui s’y jouent, ou les moyens à mettre en œuvre pour maintenir une productivité réelle (ou factice) ont conduit les entreprises à s’interroger sur les valeurs que devraient partager leurs employés pour les inciter à continuer d’œuvrer en leur sein et à adopter le crédo des dirigeants.
Dans les organisations nord-américaines, il s’agira de mettre de l’avant quelques slogans qui fleurent bon le post-modernisme, en phase avec la transformation en cours dans certaines sociétés traversées par des courants de pensée revendicateurs d’une idéologie de la repentance.
Dodo l’enfant do …
De plus en plus d’entreprises ont planché sur ce qu’il était nécessaire de faire pour rallier les employés, non autour de la valeur du travail, mais autour du sens à donner à leur présence dans l’entreprise.
Rapidement, les mots d’ordre deviennent des directives subliminales et les cohortes d’employés de joyeux équipiers relayant avec bonheur et sérénité les éléments de langage mis de l’avant par la direction et la cascade de cadres. Ce que certains qualifient de « conversation communautaire » ou d’« apprentissage coopératif ». Une conception pseudo-héroïque en somme de ce qui s’appelait il n’y a guère la réingénierie.
Le tout sous le couvert d’un appel au sens, pour donner du sens, mais à quoi ?
L’appel d’en-haut
« Donner signifie qu’on part d’une situation où le sens est manquant et qu’il faut le procurer, l’ajouter en quelque sorte, le fournir là où il est absent, explique Sandra Enlart Cela signifie aussi que certains le possèdent quand d’autres ne l’ont pas. Ceux qui l’ont peuvent alors faire don de ce fameux sens. Et curieusement, ceux qui l’ont sont toujours en haut de l’échelle. »
Autour de cet appel au sens se construit forcément un storytelling, un concept maintenant bien connu, mis à toutes les sauces, tout simplement parce que les humains sont comme les enfants, ils aiment se faire raconter des histoires. Non ici pour dormir mais pour endormir leur libre-arbitre et ne pas avoir à mobiliser leur entendement, évitant sciemment de s’interroger non sur la vie en soi, mais sur leur vie dans l’entreprise.
Pour que tout fonctionne il faut un chef de file, la tête dirigeante elle-même le plus souvent. Ce sera à cette personne de donner le la et d’entraîner la foule de bureau dans son sillage, usant pour se faire de toutes les ressources propres au culte de la personnalité, dont le déploiement, fort subtilement, donnera l’apparence d’être axé sur le collectif alors que tout n’est que l’affirmation de la volonté de l’Un.
Aliénation, naïveté et amnésie
Dans cette fiction managériale un grand rôle de composition est dévolu aux employés, celui d’acteurs de changement ! Comme si une sorte d’aliénation douce, consentie, partagée, revendiquée avait été déposée dans l’ADN des employés d’entreprises soudainement devenues des Disneyland du travail de bureau.
Sandra Enlart en vient à déplorer l’incroyable naïveté et la profonde amnésie des cadres qui sont le relai de tous les beaux discours de la mobilisation collective. Il n’est donc pas surprenant qu’elle s’interroge sur le côté irrationnel de cette fascination renouvelée : « Comment est possible qu’ils [les cadres] “achètent” encore ce discours sur la modernité des idées, sur les changements de paradigme, sur la révolution des pratiques grâce à la science – ou, pardon, grâce aux neurosciences, so chic ! »
L’espace d’un instant
Cette renaissance organisationnelle s’accompagne d’une transformation des lieux de travail. Le nouvel éden bureaucratique a pour nom Flex Office, pour lequel les chantres ont développé une allégorie du mieux-être.
« Le flex office permet d’adapter les locaux aux contraintes de chacun, affirme un fournisseur de semblables aménagements. C’est donc une solution clé pour faciliter le travail des collaborateurs, et à terme améliorer leur bien-être et leur productivité. Proposer des espaces totalement équipés et gérés par des équipes d’experts pour faire gagner du temps aux entreprises, c’est ce que promet ce modèle […] Le salarié dispose, en fonction de ses besoins, d’une multitude d’espaces : collaboratifs, privatifs, détente… tout est prévu pour que chaque collaborateur se sente comme chez lui, afin de favoriser sa productivité. »
Or la réalité est moins rose dans ce paradis où nul bureau n’est attribué. Pour prendre place devant un ordinateur, il faut réserver un emplacement et s’être vu attribuer un casier où ranger un casque d’écoute (fini l’appareil téléphonique, tout est dans l’ordinateur), un clavier, une souris. À y regarder de près, on constatera que l’employé est devenu une sorte d’itinérant bureaucratique auquel on accorde – c’est le cas de le dire – très peu de place. Une déshumanisation accélérée du poste de travail où rien de personnel ne peut exister.
Reste que les choix des entreprises dans l’organisation des rapports hiérarchiques et des lieux de travail seraient un reflet parmi tant d’autres de ce qui agite la société. Si tel est bien le cas, les sociétés dites avancées entreraient alors dans l’ère de la dispersion qui, couplée à la moralisation de la culture d’entreprise, risquent fort de nous conduire dans un cul-de-sac que l’on pourrait qualifier ironiquement de post-moderne.
Morale de cette histoire
Tout au long de l’étude qu’elle a menée, Sandra Enlart scrute « les cadres mentaux et les postures idéologiques qui empêchent de penser, de comprendre comment le conformisme moral règne en maître dans le monde du travail ». Une démarche qu’elle résume fort bien en clôture de son ouvrage par « une sorte de vade-mecum du lecteur averti, un petit guide des alertes minimales avec lesquelles il faut apprendre à jouer pour faire marcher nos neurones face aux discours et contre-discours [managériaux]. Et en repérer les dimensions morales sous couvert de faire parler les pratiques ».
Quel article intéressant, et qui porte à réfléchir, alors que les modèles de travail sont en pleine évolution!