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Dans un effort concerté, les banquiers centraux ont fait grimper en chandelle les taux d’intérêt afin de repousser les assauts inflationnistes qui ont suivi la récession liée à la pandémie de Covid 19. L’offensive a fait mal à un peu tout le monde, mais la montée des prix a été freinée, tout en demeurant tenace, voire coriace dans quelques pays. Mince consolation pour les emprunteurs, le loyer de l’argent va dégonfler un tantinet.
Rudy Le Cours
Lorsque la Banque du Canada et la Banque centrale européenne ont annoncé le mois dernier une première baisse de leur taux directeur dans la présente décennie, les emprunteurs ont commencé à souffler un peu.
En revanche, ceux des États-Unis et du Royaume-Uni continuent de se croiser les doigts puisque les hausses de prix y persistent. « Nous entrons dans une nouvelle époque où les taux d’intérêt vont être plus élevés, et cela peut avoir un impact aussi sur les écarts entre taux d’intérêt différents », opine Steve Ambler, professeur au département des sciences économiques, ESG UQAM, dans un échange de courriels.
Bien des observateurs et prévisionnistes canadiens se sont mis à prophétiser plusieurs autres assouplissements des conditions de crédit.
Mais inutile de rêver, l’argent bon marché du début de la décennie n’est plus qu’un souvenir merveilleux, voire pire, un fantasme.
Au Canada, le taux directeur de la banque centrale est passé de 0,25 % à 5 %, entre mars 2022 et juillet 2023. Il est fixé à 4,75 % depuis le mois dernier et devrait descendre jusqu’à entre 2,5 % et 3,0 % d’ici à la fin de l’an prochain, selon le degré de confiance qu’on place dans la vigueur de l’économie.
Plus on mise sur la poursuite de l’expansion de la production et moins on tend à parier sur un assouplissement énergique de la politique monétaire pratiquée par le gouverneur Tiff Macklem et son équipe.
Ça s’explique facilement : plus robuste est l’économie et plus les gens travaillent. Et moins il y a de chômeurs, plus les salaires ont tendance à augmenter, surtout quand les entreprises préfèrent l’embauche à l’investissement, comme c’est le cas au Canada. L’immigration peut être une partie de la solution, à condition qu’elle ne soit pas débridée comme c’est le cas depuis deux ans.
Quand l’économie ronronne et que le taux d’inflation paraît solidement ancré entre un et trois pour cent, la Banque centrale fixe son taux directeur à l’intérieur d’une fourchette dite neutre, soit un taux qui n’est ni accommodant, ni restrictif. Cette fourchette se situe entre 2,25 % et 3,25 % cette année, soit 25 centièmes de plus que l’an dernier. En 2021, au sortir du Grand Confinement et quand le taux directeur était encore au plancher, la fourchette du taux neutre se situait entre 1,75 et 2,75 pour cent depuis plusieurs années.
Autrement dit, à moins d’une autre récession profonde, peu souhaitable mais jamais à exclure complètement, le loyer de l’argent restera plus élevé. Pourquoi ? Parce que c’est à nouveau l’inflation que craint la Banque centrale plutôt que la déflation, comme durant la décennie précédente.
Des inquiétudes surévaluées
Certains commentateurs répètent à cor et cri que les hausses des taux hypothécaires vont multiplier les faillites personnelles.
Certes, la pilule a été difficile à avaler pour ceux qui ont acheté leur propriété, alors que le marché immobilier surchauffait et que le loyer de l’argent était dérisoire pour les hypothèques à taux variable.
Toutefois, il faut garder en tête qu’un propriétaire sur deux n’a pas de prêt et qu’une part grandissante des emprunteurs sont avant tout des investisseurs, souvent incorporés même.
Cela dit, selon la Banque du Canada, un peu plus du cinquième des emprunts hypothécaires étaient à taux variable à la fin de 2023 (1). C’est cette cohorte qui a encaissé de plein fouet la hausse brutale des taux.
En revanche, 45 % des emprunteurs à taux fixe doivent renouveler leur prêt cette année. Du nombre, la moitié avaient contracté un prêt de cinq ans.
Or, en 2019, le terme de cinq ans affiché à taux fixe a oscillé entre 5,34 % et 5,19 %. (2). Ces jours-ci, la Banque Nationale et Desjardins proposent un taux de 5,29 %. Ces emprunteurs ont donc peu à craindre, d’autant qu’il est probable que leurs revenus aient augmenté au cours du dernier lustre.
En revanche, ceux qui ont contracté un prêt en 2021 doivent se préparer à une hausse plus salée. Certaines institutions ont brièvement offert des termes de cinq ans au taux fixe de 1,44 %, un creux historique. Mais le taux a généralement plutôt oscillé autour de 3,25 %. En 2026, ils pourront renouveler leur prêt autour de 4 % pour un terme de cinq ans, dans la mesure où les prévisionnistes disent vrai quant aux assouplissements monétaires qu’ils anticipent.
L’épais coussin des banques
Les grandes banques et Desjardins ont beaucoup plus de marge pour se faire concurrence quand le loyer de l’argent navigue dans des eaux un peu plus profondes, comme maintenant. Elles ont profité des trois dernières manoeuvres d’assouplissement des autorités monétaires pour ne pas diminuer d’autant leur taux préférentiel, celui qu’elles proposent à leurs meilleurs clients qui empruntent à taux variable.
Ainsi, de 1995 à 2008, l’écart entre le taux directeur de la Banque centrale et le taux préférentiel était 1,5 point de pourcentage. De 2008 à 2015, l’écart s’est élargi à 1,75 point. Il se situe désormais à 2,20 points (3), à hauteur de 6,95 %.
C’est ce que payent ces jours-ci la plupart des détenteurs d’une dette hypothétique à taux variable.
Les grandes institutions financières ont rechigné à transmettre intégralement la conduite accommodante de la politique monétaire de la banque centrale pour relancer la croissance. Ce faisant, elles ont affaibli l’efficacité de ses initiatives pour stimuler le crédit.
En diminuant son taux directeur, la Banque centrale a voulu faire obstacle à une baisse générale des prix.
La déflation, il faut le rappeler, est pire que l’inflation parce qu’elle paralyse l’économie. Tout le monde retarde ses achats dans l’espoir que ça coûtera moins cher plus tard. Pour les emprunteurs, c’est la catastrophe puisque la valeur de leur créance reste stable alors que prix et salaires diminuent.
Enrichir les actionnaires
Pour l’année financière 2022 qui correspond à la forte montée des taux d’intérêt, le bénéfice global des six grandes banques canadiennes a grimpé de 14,2 % (4), mais il a légèrement reculé en 2023 en raison de l’augmentation de leurs réserves dictée par le Bureau du surintendant des institutions financières.
On peut saluer la solidité financière des banques canadiennes. Des institutions financières de leur taille qui accumulent des pertes mettent en péril tout l’édifice financier de l’économie, comme cela s’est vu aux États-Unis et en Europe en 2008-2009, mais pas chez nous.
Force est de constater que l’oligopole canadien regorge d’argent. Les banques auraient pu ralentir les hausses de leur taux préférentiel, quand la banque centrale augmentait le sien, comme elles avaient ralenti le mouvement à la baisse orchestré par les autorités monétaires. Elles ont plutôt préféré se montrer plus patientes avec les emprunteurs étranglés par la poussée des taux d’intérêt.
Autrement dit, les banques ont beaucoup de marge ces jours-ci pour se faire agressivement concurrence, si tant est qu’elles le désirent. Il faut garder en tête toutefois qu’oligopole et concurrence vont rarement de pair.
« Je pense que la responsabilité principale des institutions financières est envers leurs actionnaires. Je suis plutôt de l’avis de Milton Friedman », suggère dans un échange de courriels M. Ambler, également rattaché à l’Institut C.D. Howe. Son point de vue fait largement consensus dans le merveilleux monde des affaires.
La donne a changé
La période de faible inflation observée durant les deux premières décennies du présent siècle était grandement attribuable à l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, fin 2001. Dans sa foulée, l’empire du Milieu est devenu la manufacture du monde. On a vite observé la chute des prix de la plupart des biens et, son corollaire, le licenciement et l’appauvrissement d’une grande partie des cols bleus d’Occident qu’exploitent efficacement les courants populistes de droite depuis quelques années déjà.
La généralisation de l’ordinateur et d’internet dans les bureaux a aussi entrainé de grands gains de productivité dans les services, ce qui a contribué à y contenir l’inflation.
Ces deux grands mouvements ont déjà produit leurs meilleurs fruits.
Les gains d’efficacité envisageables grâce à l’intelligence artificielle mettront sans doute quelques années à se matérialiser dans la production. Ils seront sans doute plus rapides dans le secteur des services où l’inflation s’avère désormais coriace, en particulier aux États-Unis, au point de garder la Réserve fédérale sur le qui-vive.
Bref, la poussée des prix observée depuis la fin 2021 n’est pas stimulée seulement par des facteurs transitoires telle la rupture des chaînes d’approvisionnement, comme l’ont cru un moment les banquiers centraux.
La nouvelle réalité
D’autres pressions persistantes se conjuguent pour nourrir les attentes inflationnistes. Il y a la dé-mondialisation ou relocalisation de pans entiers de la production industrielle, consécutive à la montée des protectionnismes et des tensions géopolitiques.
L’expertise et les compétences nécessaires pour assurer cette production rapatriée a été perdue en cours de route. Il faut penser aussi à investir dans la formation pour (re)qualifier une main-d’oeuvre qui n’est plus à la fine pointe des technologies qui ont évolué en deux décennies. On le voit déjà avec la volonté de Washington de produire intra muros les puces nécessaires aux ordinateurs, à la diffusion de l’intelligence artificielle et à toutes les sphères de la recherche et développement. Cela aura un prix souvent peu pris en compte dans les attentes inflationnistes.
La lutte pour la décarbonation de la production et de la consommation coûte cher. Il faut par exemple construire au prix fort des complexes de production des batteries, ouvrir des mines pour les approvisionner en lithium et graphite et ré-outiller les usines qui vont les assembler aux véhicules repensés pour les accueillir.
Comme il s’agit d’une course dans un monde en proie au protectionnisme, les risques de surcapacité mondiale et d’investissements gaspillés sont élevés. Les difficultés actuelles de Northvolt en font foi.
Il faudra aussi réduire l’usage des plastiques, si présents, voire indispensables dans notre quotidien. Règle générale, ils coûtent moins cher que le cartonnage dont le prix est appelé à grimper avec la multiplication des feux de forêt.
Tout cela, sans compter les tarifs douaniers sur les véhicules électriques chinois imposés par les États-Unis, l’Union européenne et, sans doute aussi bientôt, par le Canada (5). Ils ne peuvent que ralentir la baisse des prix anticipée de ces produits appelés à remplacer voitures et camions mus grâce aux hydrocarbures.
Pour soutenir la transition énergétique, il faudra aussi se résoudre à payer des taxes vertes, sur les carburants, les contenants, voire les déchets. Autant d’éléments qui ne figuraient pas dans le portrait de l’inflation pré-pandémique.
Enfin, on ne peut faire l’impasse sur les coûts du vieillissement de la population. Les budgets de la santé augmentent plus vite que la taille de l’économie, créant d’énormes pressions sur les finances publiques, sur le prix des médicaments et le budget des ménages de l’âge d’or. La rareté de la main-d’oeuvre nourrissent les augmentations de salaire sans hausse proportionnelle de la productivité.
Dans cette nouvelle dynamique, si l’épargne retrouve un peu sa vertu, le crédit regagne quant à lui son coût véritable.
Pourraient s’ensuivre une croissance modérée plutôt qu’en surchauffe et des taux d’intérêt plus près de leur valeur moyenne historique.