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En temps quasi réel, l’internet et les réseaux sociaux créent l’opinion. © AFSP
Il est toujours étonnant de lire des ouvrages qui systématisent une pratique. Avec pour résultat bien souvent de faire entrer des réalités tout ce qu’il y a de plus simples dans des constructions abstraites souvent fort complexes dont on peut légitimement se demander s’il s’agit d’un simple exercice conceptuel ou la recherche d’une sorte de méthode qui pourrait servir à mieux comprendre un phénomène. Voilà ce à quoi convie “Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIe siècle”, de Luc Boltanski et d’Arnaud Esquerre.
Pierre Deschamps
Pour cet essai qui s’intéresse à la formation de l’opinion politique en démocratie et à la manière dont en sont affectées nos vies quotidiennes, Boltanski et Esquerre ont exploré des commentaires (120 000) mis en ligne par des lecteurs du quotidien français Le Monde et ceux (8 300) qui ont surgi à la suite de la mise en ligne de vidéos par l’Institut national de l’audiovisuel de France.
L’accès à ces contenus « a donné la chance [aux deux auteurs] d’entreprendre une recherche sur le rôle des réseaux sociaux et d’internet » comme force de transformation des principaux domaines de la vie sociale : politique, banditisme (sous forme d’escroqueries en ligne), économie, éducation, relations amoureuses et sexuelles, principalement.
Un défi nouveau
Tenants d’une sociologie pragmatique, en rupture d’avec la sociologie critique de Pierre Bourdieu, Boltanski et Esquerre ont produit une analyse qui présente pour les sciences sociales un défi nouveau qu’illustre bien l’ambition de « décrire au plus près des changements parmi les plus récents de la démocratie libérale représentative dans laquelle nous vivons, avec l’espoir que cette description contribuera à rendre la démocratie suffisamment robuste et conséquente, pour qu’elle perdure en maintenant les libertés, et pour imposer au capitalisme contemporain des limites afin de réduire les inégalités [alors même qu’elle] est toujours menacée, et au plus près de nous, en Europe aujourd’hui ».
Au bout du compte, retenons de tout cet exercice d’enquête et d’analyse qu’aux yeux des auteurs, « l’actualité, parce qu’elle fournit aux personnes un moyen d’avoir accès à ce qui n’est pas accessible depuis leur monde vécu, constitue un adjuvant indispensable à la mise en œuvre d’une capacité critique ».
Logique et rigueur
L’ensemble conceptuel qui émaille cet ouvrage (teinté parfois de relents crypto-marxistes) pourrait faire fuir bon nombre de lecteurs. Or quiconque voudrait d’adonner à une lecture attentive aux seuls outils d’analyse pourrait rapidement dégager une l’architecture notionnelle assez remarquable, tant son déploiement et son organisation se saisissent d’évidence dès lors que l’on traque avec logique et rigueur uniquement le matériau conceptuel disséminé dans l’œuvre.
Reste à savoir si, comme le signale Karl Marx, dans Le capital : « L’utilité d’une [telle] chose fait de cette chose une valeur d’usage .»
La rhétorique de la force
À la veille de son arrestation par le pouvoir soviétique en février 1974, Alexandre Soljenitsyne avait lancé un appel à « ne pas vivre dans le mensonge ». Un appel que n’a vraisemblablement pas entendu Vladimir Vladimirovitch Poutine. Ce qui d’ailleurs fait dire à François Hollande, dans un récent interview donnée au quotidien français L’Opinion, que le président russe « pratique un art du mensonge très élaboré […] non le mensonge par omission ni le simple arrangement avec la vérité, mais le mensonge énorme, invraisemblable, et, pour cette raison, déconcertant ». C’est l’itinéraire politique de cet homme-de-mensonge que retrace le journaliste Jean-François Bouthors dans Poutine, la logique de la force (L’Aube, Avignon, 2022, 234 pages).
Un délire post-soviétique
Pas tout à fait fasciste, car la Russie n’est pas une dictature ; pas tout à fait dictateur, car le président russe est élu au suffrage universel, Poutine ressemble à un archéo-impérialiste en proie à un délire post-soviétique.
S’il peut paraître vouloir rétablir l’antique splendeur de la Russie, dès ses premiers pas comme successeur de Boris Eltsine, son dessein aura été d’affaiblir l’Europe « pour mieux tirer parti d’elle, son but ultime étant de la dissocier de l’Amérique afin de la tenir dans une sorte de vassalisation soft ».
On comprend mieux dès lors toute la colère rentrée d’un homme qui croyait envahir l’Ukraine sous les hourras, à l’image d’Hitler défilant triomphalement dans Vienne après l’annexion de l’Autriche. Mais il a dû surtout être fou de rage quand il a vu l’Europe ne faire qu’une derrière l’Ukraine.
La force est avec moi
L’ouvrage de Jean-François Bouthors est une plongée dans la Russie post-soviétique dont l’histoire semble être « dominée par la logique de l’affrontement et de la suspicion ». Ce serait d’ailleurs cette géopolitique de la défiance qui aurait conduit Poutine à faire « entrer le monde non pas dans la fin de l’histoire, mais dans un nouveau “Temps des troubles” ».
De fait, l’ouvrage répond habilement à une question que plus d’un s’est posée depuis son émergence comme figure politique dominante en Russie : « De quoi Vladimir Vladimirovitch est-il donc le symbole, si ce n’est, précisément, d’une réduction de la réalité à un rapport de force ? »
Le désir d’égalité
« Le paradoxe des sociétés modernes est bien connu : elles se définissent par l’égalité des hommes qu’elles placent à leur fondement, mais elles laissent se développer la compétition entre leurs membres et l’inégalité dans la répartition des richesses qui en résulte .» C’est à la suite de cet incipit que se déploie La passion de l’égalité, de Florent Guénard (Seuil, Paris 2022, 284 pages), une quête philosophique tourmentée par l’inégalité des richesses et par des positions de pouvoir qui ne lâchent rien.
Au fil des premiers chapitres, Florent Guénard, qui est aussi directeur du site laviedesidees.fr, se penche tour à tour sur ce qui nous pousse à examiner la nature des motivations égalitaires, pour montrer que l’idéal égalitaire n’a jamais été en réalité séparé de la liberté, sans éviter pour autant d’analyser ce qui motive les partisans de l’inégalité.
S’ensuivent des études sur trois types de sociétés égalitaires puis sur un « certain nombre d’expériences psychologiques, qui convergent vers l’idée que l’égalisation n’est considérée comme juste que si elle prend la forme d’une rétribution proportionnelle à l’implication de chacun dans la coopération » !
Un glissement progressif vers l’utopie
Tout bien pesé, la réflexion conduite par Florent Guénard tend légèrement vers l’idéalisme et amorce un léger glissement vers l’utopie dès lors qu’il conclut que si « tous les citoyens n’ont pas le même rapport à l’égalité […] tous partagent désormais la conviction qu’appartenir à une communauté politique, c’est être traité avec la même considération ». Dans les dictatures, sous le régime des Talibans, dans le califat de Daech, les puissants ne diraient pas mieux !
À signaler : la parution de Pourquoi s’opposer à l’inégalité, de Thomas M. Scalon (Agone, Marseille, 320 pages). Spécialiste d’éthique et de philosophie politique, Thomas M. Scalon soutient que si toutes les inégalités ne s’exposent pas aux mêmes objections, « il faut parvenir à distinguer pour fournir à ceux qui veulent les combattre les meilleures raisons de le faire ». Ce à quoi s’emploie cet ouvrage.
Qu’est-ce que l’actualité politique ?
Événements et opinions au XXIe siècle
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre
Gallimard, coll. Essais
Paris, 2022, 341 pages