Partagez cet article
Christian Tiffet
C’est le naufrage le plus meurtrier dans la Manche depuis trois ans. Douze migrants, majoritairement érythréens, sont morts le 3 septembre après que l’embarcation dans laquelle ils tentaient de rejoindre les côtes anglaises s’est disloquée au large du Pas-de-Calais. Cinq jours plus tard, une trentaine de Sénégalais tentant de fouler le sol des îles Canaries sont morts dans le naufrage de leur pirogue. Mais, contrairement aux idées reçues, la grande majorité des migrants africains restent sur leur continent.
Antoine Char
À bord d’embarcations de fortune, les images de migrants africains échouant sur les rives de la « forteresse Europe » frappent encore et toujours l’imaginaire. Et pourtant … Loin des feux médiatiques, l’Afrique reste leur principale « bouée de sauvetage ».
Si les statistiques valent mille mots c’est donc sur le continent le plus pauvre et le plus jeune de la planète que les grands déplacements se font.« En réalité, les migrants sub-sahariens se tournent peu vers l’Europe. Ainsi 70 % des émigrés ouest-africains restent en Afrique. 61 % d’entre eux privilégient les pays de la sous-région alors que 15 % seulement se dirigent vers l’Europe et 6 % vers l’Amérique du Nord. » (1)
Spécialiste des phénomènes migratoires, Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) de Paris confirme. « L’immigration africaine représente 26, 5 millions de personnes migrant d’Afrique vers l’Afrique. » (échange de courriels)
Si de manière générale, sans immigration, l’Europe, le Canada et les États-Unis seraient en plein déclin démographique, (l’âge médian sur le « Vieux Continent » est de 41 ans, contre 25 ans au Maghreb et 19 ans en Afrique sub-saharienne), la mondialisation de la migration ( 300 millions de migrants internationaux, 4 % de la population mondiale ) « est un facteur important de développement économique et humain pour les migrants eux-mêmes, pour les pays de départ et pour les pays d’accueil », rappelle la chercheure française qui a consacré une trentaine de livres à la question.
Quatre « Eldorados » africains
Au moins 80 % des migrants africains se rendent dans d’autres pays du continent, notamment au Gabon et au Nigeria (deux grands producteurs de pétrole), en Côte d’Ivoire (premier producteur mondial de cacao, troisième exportateur de café) et en Afrique du Sud (avec ses innombrables ressources minières).
Tout n’est pas rose pour autant pour ceux qui ont foulé le sol de ces quatre « Eldorados ». En Côte d’Ivoire, pays de 29 millions d’habitants dont au moins 30 % seraient originaires notamment du Mali, de la Guinée, du Sénégal et surtout du Burkina Faso voisin, les discours identitaires aux relents xénophobes ne sont pas rares depuis l’introduction du concept d’« ivoirité » de l’ex-président Henry Konan Bédié (1934-2023), privilégiant les nationaux au détriment des étrangers, même installés dans le pays depuis des générations.
La plus grande économie de l’Afrique francophone a toujours été traversée par une crise identitaire et ce même avant son indépendance en 1960. À 5000 kilomètres, tout en bas du continent, l’Afrique du Sud est épisodiquement en proie à des flambées xénophobes, même si les immigrés ne représentent que 4 % des 62 millions d’habitants.
Ils sont souvent accusés d’être responsables du taux de chômage qui se maintient, bon an mal an, autour de 32 %. Les fléaux de xénophobie se retrouvent surtout dans les townships où les immigrants sont accusés de contrôler les commerces de ces bidonvilles. « Dudula », (« refouler » en zoulou) est le principal groupe anti-immigrants dans l’ex-pays de l’apartheid.
En 2019, le gouvernement nigérian a dû affréter un avion pour rapatrier 300 de ses ressortissants victimes d’attaques xénophobes.
« Abed », « esclave »
Plus au nord du continent, en Égypte les immigrants venant de l’Afrique subsaharienne, où au moins 35 % de la population vit dans la pauvreté, sont régulièrement victimes de racisme et de discrimination. « Abed », terme arabe voulant dire dans le meilleur des cas « serviteur », dans le pire « esclave » est souvent employé pour qualifier les Noirs.
Dans les pays voisins, en Libye et en Tunisie, les migrants africains cherchant à traverser la Méditerranée (au moins 30 000 ont péri ces dix dernières années) ne sont pas mieux lotis. Cette mer intérieure de 2,5 millions de km2 est l’un des plus importants corridors migratoires de la planète.
Tout à fait à l’ouest du continent, au Maroc « longtemps considéré exclusivement comme un pays de transit pour des Africains sub-sahariens voulant rejoindre l’Europe » le royaume chérifien « s’est révélé, surtout depuis le début du XXIe siècle, un pays de peuplement pour des Africains sub-sahariens non seulement face aux difficultés à gagner l’Europe, mais aussi parce que le Maroc compte des éléments politiques attractifs qu’il a décidé d’accroître. D’abord, le Maroc dispose d’une certaine stabilité institutionnelle, assez peu courante en Afrique ». (2)
Dans tous les cas, ces trois pays du Maghreb sont souvent des « salles d’attente » pour rejoindre le continent européen où une partie non négligeable de sa population craint le « grand remplacement », terme lancé par l’écrivain et militant politique d’extrême-droite français Renaud Camus.
Mais là encore, moins d’un pour cent de la population africaine a migré vers l’Europe, selon le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, organisme basé à Washington (3).
Alors comment expliquer que la grande majorité des Africains ayant décidé de migrer le font en Afrique ? Quatre raisons principales selon Flore Gubert, chercheure affiliée à l’École d’économie de Paris.
« Il est souvent très facile de circuler dans les espaces régionaux qui ont signé des accords de libre circulation; se déplacer est peu onéreux; certains groupes ethniques sont à cheval sur des frontières du fait du découpage colonial et donc il peut y avoir une grande proximité culturelle/sociale/religieuse entre pays voisins; même si les perspectives de gains sont moindres que dans les destinations européennes, les risques et les coûts associés sont aussi bien inférieurs si bien que l’arbitrage peut se faire en faveur des destinations africaines. » (échange de courriels).
Tout cela est vrai comme d’ailleurs le fait qu’il faut avoir les moyens pour rejoindre les côtes européennes. Les migrants d’Afrique sub-saharienne sortent au moins deux mille dollars de leurs poches pour être introduits clandestinement sous le pont d’un bateau reliant la Libye à l’Italie par exemple.
Pas étonnant donc que la migration intra-africaine ait augmenté de 44 % depuis 2010. Clandestinement ou non, moins d’un million d’Africains quitteraient chaque année leur continent. Plus de 40 millions vivent dans d’autres pays « frères » du berceau de l’humanité.
- 1 https://journals.openedition.org/e-migrinter/417
- 2 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/maroc-le-pays-d-etape-devenu-pays-d-installation-5347791
- 3 https://africacenter.org/wp-content/uploads/2020/01/ARP08FR-Frontieres-en-evolution-La-crise-des-deplacements-de-population-en-Afrique-et-ses-consequences-sur-la-securite.pdf
Entretien avec Gérard-François Dumont, professeur à La Sorbonne, président de la revue Population & Avenir (www.population-et-avenir.com ) et auteur de Géographie des populations (Éditions Armand Colin).
Comment expliquer que la grande majorité des Africains ayant décidé de migrer le font en Afrique ?
L’importance de la migration intra-africaine s’explique d’abord par les exodes de population lors de conflits, exodes qui conduisent les personnes à rejoindre le premier pays proche où elles peuvent être à l’abri de violences mortifères : Sierra-Léonais ou Libériens ayant fui en Guinée ou en Côte d’Ivoire, Rwandais au Congo RDC, Burundais au Rwanda, Somaliens au Kenya, Soudanais au Tchad ou en Égypte …
Une deuxième cause tient au fait que certains pays sont attractifs en raison de meilleures opportunités économiques que le pays d’origine dont la gouvernance économique facilite insuffisamment le développement.
Hormis pendant la période conflictuelle des années 2000, le développement de la Côte d’Ivoire a attiré des Africains issus essentiellement des pays francophones d’Afrique occidentale, et notamment du Burkina Faso.
La Libye peu peuplée, a attiré, sous l’autorité de Kadhafi, nombre d’Africains venant profiter des emplois liés à la rente pétrolière. Le Nigeria a longtemps attiré des Béninois lorsque la rente pétrolière y était moins mal gérée. Le Gabon, avec sa faible population et son fort potentiel, a des besoins de main-d’œuvre étrangère.
L’Afrique du Sud, l’économie la plus développée du continent, s’est révélée attractive pour de nombreux pays d’Afrique, et notamment pour des pays d’Afrique australe subissant de régimes violents (Zimbabwe) ou des conflits civils (Mozambique). D’autres territoires sont attractifs comme Mayotte.
Dans d’autres cas, le pays d’origine a une forte tradition migratoire, comme le Sénégal, ou le pays de transit vers une destination européenne se transforme en pays d’installation, comme le Maroc pour certaines émigrations subsahariennes. Enfin, il ne faut pas oublier que certaines migrations sont facilitées par des proximités ethniques.
Les Africains diplômés restent-ils sur leur continent ?
On ne peut généraliser, mais il faut constater que nombre d’Africains diplômés quittent leur continent. La première raison s’explique par la mauvaise gouvernance de leur pays qui leur fait craindre de ne pas pouvoir y valoriser leur diplôme. Une autre raison tient au fait que des pays du Nord leur offrent des opportunités qu’ils jugent intéressantes.
Par exemple, des étudiants de certaines écoles d’ingénieurs en Afrique ont déjà un contrat de travail dans un pays du Nord avant même l’obtention de leur diplôme. Et nombre de pays du Nord, en raison de leur « hiver démographique », donc d’une fécondité durablement affaiblie, contractant leur population active ou de mauvaises politiques publiques, manquent de main-d’œuvre qualifiée en général ou dans des secteurs particuliers comme les activités médicales.
Des pays du Nord délivrent donc assez aisément des visas de travail à des Africains diplômés avec des conditions de rémunération attractives.
Ces migrations de cerveaux africains peuvent être jugées positives si elles engendrent des avantages pour le pays d’origine, soit en raison d’investissements effectués par les émigrés diplômés, soit du fait du retour de ces émigrés bénéficiant alors d’une expérience professionnelle significative.
Mais cela n’est pas suffisamment le cas. Une priorité des gouvernements africains devrait donc être la mise en œuvre de politiques appropriées contre l’émigration qui privent le développement de leur pays de ressources humaines et pour favoriser le retour des diplômés.