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Jean-Claude Bürger
Le 9 décembre 2022 à l’approche de Noël une sorte de bombe éclate au parlement européen : Eva Kaili vice-présidente du Parlement est arrêtée par la police belge. Elle est accusée de flagrant délit de corruption passive. Plus de 150 000 euros en espèces (215 000 dollars canadiens) sont récupérés lors d’une perquisition à son domicile. Le 12 elle est incarcérée. Cinq autres personnes dont son compagnon sont inquiétées dans la même affaire, on saisit encore 600 000 euros (860 000 dollars canadiens).
D’où vient tout cet argent ? D’après « des sources proches de l’enquête », du Qatar !
Pour l’instant rien n’est prouvé, mais ce pays est un suspect qui a les moyens de faire de somptueux cadeaux.
Vingt fois moins de citoyens que le Québec et un revenu pétrolier annuel de 60 milliards de dollars ! En gros 150 000 dollars par citoyen qatari tous les ans (1). Le Fonds souverain du Qatar représente actuellement 450 milliards de dollars US.
Pas étonnant donc que ce peuple entre tous béni, rende si scrupuleusement grâce à Dieu et à son prophète.
Malgré l’inflation, il est encore possible d’acquérir pas mal de choses pour 450 milliards de dollars ! À condition bien sûr de trouver quoi s’acheter.
Un peu chez soi
À première vue la question n’est pas sans réponse. Par exemple :
– 25 % de IAG (holding qui possède Entre autre British Airways, Iberia, Aer Lingus)
-17 % de Volkswagen.
Le Fonds souverain s’intéresse aussi au luxe, aux symboles du prestige européen comme les clubs de football, immeubles patrimoniaux, grands hôtels, grands magasins, maisons de haute couture à Paris comme à Londres (2). C’est commode, comme ça, quand on voyage, ça permet de garder la confortable impression de rester un peu chez soi.
Mais soyons justes, bien que le luxe soit loin d’être étranger au mode de vie de ces nouveaux investisseurs, leur principal souci est ailleurs; car lorsque le pays aura exprimé sa dernière goutte de crude oil, personne n’y a envie de le voir régresser à son stade pré-pétrolier. Alors à l’instar d’autres États comme la Norvège, l’Arabie saoudite ou même l’Alberta, le Qatar se constitue un capital pour l’après pétrole.
Ce petit pays émerge donc dans le bassin des pays riches avec une image qui est loin cependant d’être à la hauteur de ses capacités financières. Les pays industriels ont en effet du mal à accepter comme des égaux ces peuples de caravaniers aux mœurs fort différentes, qui ne partagent ni leurs valeurs, ni leur histoire. Mais l’argent parle, alors à défaut de respect, Ils accueillent le Qatar avec cette sorte de condescendance un peu gênée qu’avaient les familles de la noblesse pour les riches roturières quand, pour redorer leur blason, elles devaient les unir à leurs rejetons.
Grand Bazar occidental
Le mépris est d’ailleurs mutuel. Les chaleureuses accolades poignées de mains et sourires de circonstance lors de rencontres officielles n’abusent personne. Les dirigeants des États du golfe se sont habitués à ce bal des hypocrites comme jadis leurs ancêtres s’étaient acclimatés au désert.
Lorsqu‘elles vont faire leurs emplettes dans le Grand Bazar occidental les nouvelles générations sont parfaitement au fait du pouvoir que leur donne leur puissance financière. Le plus souvent formées dans des grandes universités anglaises (3) elles savent les règles de l’économie, de la finance, et également l’importance politique de l’image. Impossible d’investir sans la connivence des politiques et des opinions publiques.
Ces nouvelles élites ont appris qu’heureusement, une image se fabrique et s’achète. Elles ont également découvert que dans une grande mesure, le personnel politique aussi, se fabrique et s’achète. Ou plutôt comme on dit pudiquement s’influence.
Aux États-Unis c’est une industrie. Il s’est investi près de 4 milliards de dollars en 2021 pour influencer les politiciens … En Europe le chiffre d’affaires du lobbying est plus difficile à obtenir mais un chercheur allemand (4) l’a estimé en 2012 à plus de trois milliards d’euros.
Beau pays
Le journal The Guardian nous apprend par ailleurs que le Qatar, depuis qu’il a obtenu la Coupe du monde de foot, a invité 58 parlementaires anglais tous frais payés à des « facts finding missions » dans leur beau pays. (5) Ce quotidien souligne également le fait que les généreuses commandes d’avions de combat passées à l’Angleterre, à la France et aux États-Unis sont, pour les spécialistes, plus des cadeaux faits à ces trois pays que des nécessités stratégiques. Cette diversité implique en effet des formations, des équipes, du matériel d’entretien différents pour chacun de ces types d’appareils, une absurdité sur le plan pratique.
Mais les gros contrats servent aussi à acheter des alliances !
L’art de se faire des obligés se pratique sur un continuum qui va du modeste cadeau de politesse, au contrat industriel en passant par des cadeaux plus ou moins somptueux. La réciprocité en est implicite même si on la nie. C’est un art qui demande de la virtuosité car il est impératif de maquiller la réelle nature de ces échanges de faveurs sous une forme acceptée par les traditions politiques, commerciales … Et la loi.
L’institution du lobbying qui légitime cette pratique, semble un chef d’œuvre en la matière.
L’hypocrisie est dit-on « un hommage que le vice rend à la vertu ». On peut toujours se consoler en déduisant que la probité semble être encore considérée comme une vertu désirable.
On peut aussi essayer de trouver une morale à cette histoire qui ne l’est certes pas :
Elle nous force à voir à quel point le personnel politique de nos pays est corruptible. C’est probablement là que réside le caractère impardonnable de ce qu’à Bruxelles on appelle aujourd’hui le Qatargate.
Elle nous montre aussi qu’on ne peut pratiquer la valse des hypocrites qu’entre gens qui ont la même conception du maquillage vertueux, sous peine d’être vite rattrapé par le réel (les valises de cash ne sont pas encore vraiment admises chez nous).
La réaction du Qatar rappelle également que les gants de velours ne sont pas inusables : ulcéré par l’enquête, sa diplomatie change de ton ; un de ses représentants rappelle aux autorités belges et européennes qu’en cette période de pénurie, il est un des plus importants fournisseurs de gaz liquéfié encore disponibles pour l’Ouest… (6)
Retour au réel ! Après la carotte, le bâton …
1) On estime les nationaux à environ 500 000 citoyens sur plus de 2 millions d’habitants.
2) C’est le cas entre autres des hôtels Royal Monceau, Intercontinental, du Café de la paix ou du magasin Le Printemps à Paris, des hôtels Claridges, Caunnaught Berkeley et Savoy ou du magasin Harrods à Londres. Le Qatar investit également dans des compagnies de production d’énergie ou de matières premières comme Iberdrola ou Glencore.
3) Le Qatar a été un protectorat de la Grande-Bretagne jusqu’en 1971
4) Dieter Plehwe cité par Le Monde le 23/5/19
Transparency International estime quant à elle, à environ 26 500 le nombre de lobbyistes présents de façon régulière à Bruxelles.
(5) Le comportement de l’ex-président Sarkozy fait lui-même l’objet d’investigation par le Parquet National Financier dans le cadre d’une enquête pour corruption active et passive lors de l’attribution du Mondial 22 au Qatar. (In Le Monde)
Le roi Charles lui-même du temps où il était prince Charles a reconnu avoir reçu des sommes en espèces totalisant 3 millions d’euros contenus dans des sacs d’épicerie (fine) de la part du premier ministre du Qatar entre 2011 et 2015. Sommes remises discrètement à ses fondations charitables. (In The Guardian et Sunday Times juin 2022)
(6) dépêche AFP, 18 décembre