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Louiselle Lévesque
L’ingérence étrangère est devenue une menace bien réelle pour l’intégrité du processus électoral dans la plupart des pays démocratiques. Que ce soit aux États-Unis, en Australie, en Allemagne ou en France, des cas patents d’activités d’ingérence orchestrées par des régimes autoritaires comme la Russie, la Chine et l’Iran ont été documentés depuis nombre d’années.
Le Canada ne fait pas exception. Il représente lui-aussi une cible d’intérêt même si l’on pourrait croire qu’il fait figure de quantité négligeable dans la guerre d’influence que se livrent les grandes puissances.
Mais ce serait faire abstraction de sa présence au G7 et de son engagement au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Sa proximité géographique avec le géant américain confère aussi au Canada une importance stratégique indéniable, sans oublier son rôle dans la défense de sa souveraineté dans l’Arctique face aux différends frontaliers avec la Russie.
Des risques augmentés
La tenue prochaine d’élections générales au pays ramène à l’avant-plan le danger que représentent des entités étrangères malveillantes prêtes à exploiter à leur avantage les moindres failles détectées dans le fonctionnement du système politique canadien.
Comment ? En manipulant l’opinion publique par la propagation d’informations trompeuses ou mensongères sur les réseaux sociaux, en cherchant à discréditer ou à écarter des candidats dont les positions sont opposées à leurs intérêts ou encore en exerçant des pressions sur des communautés issues de diasporas et sur les membres de leurs familles qui sont restés derrière et qui se retrouvent à la merci de représailles.
Ces tactiques qui visent notamment à faire taire la dissidence ne sont pas nouvelles mais les États hostiles et leurs affidés disposent désormais d’un arsenal technologique redoutable. Les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle (IA) leur donnent la possibilité de cibler des individus et des groupes établis au Canada, de les surveiller et de les harceler. Les élus, les fonctionnaires, le personnel politique et les médias sont tous des cibles potentielles.
TikTok dans le colimateur
Préoccupés, Ottawa et Québec décident en février 2023 d’interdire l’application TikTok sur les appareils mobiles de tous leurs fonctionnaires. Les deux gouvernements suivaient l’exemple des États-Unis et de l’Union européenne qui avaient jugé risquées les méthodes de collecte de données de TikTok, propriété de ByteDance, une société Internet chinoise appartenant en partie au gouvernement chinois.
Tout récemment, le gouvernement fédéral a ordonné la dissolution de la filiale de TikTok au Canada. La plateforme devra fermer ses deux bureaux, l’un à Vancouver et l’autre à Toronto même si l’application demeure disponible pour les citoyens, invités néanmoins à faire preuve de prudence.
Un réveil tardif
Septembre 2023, le gouvernement Trudeau crée la Commission sur l’ingérence étrangère et nomme à sa tête la juge à la Cour d’appel du Québec Marie-Josée Hogue. Des évènements troublants survenus lors des élections fédérales de 2019 et de 2021 incitent Ottawa à déclencher une enquête publique qui, il faut le dire, se déroulera en partie sous le sceau du secret pour des raisons de sécurité.
Parmi les actes d’ingérence dont on cherche à mesurer l’impact, il y a des allégations d’irrégularités lors de la course à l’investiture du Parti libéral du Canada (PLC) dans la circonscription torontoise de Don Valley North (DVN) en 2019.
Le rapport initial de la juge Hogue, déposé en mai dernier, fait état d’informations recueillies par les services de renseignement indiquant que « des étudiants internationaux chinois auraient été conduits par autobus pour appuyer Han Dong lors de son assemblée d’investiture. Des individus associés à un intermédiaire connu de la RPC (République populaire de Chine) auraient fourni aux étudiants des documents falsifiés pour leur permettre de voter, bien qu’ils n’aient pas résidé dans DVN. »[1]
Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a transmis ces informations aux représentants du PLC incluant le grand responsable de la campagne libérale, Jeremy Broadhurst. Celui-ci en a fait part au premier ministre Justin Trudeau qui a décidé, suivant le conseil de son directeur de campagne, de ne pas empêcher le candidat de briguer les suffrages sous la bannière libérale.[2]
La Commission résume ainsi les explications du premier ministre : « M. Trudeau a estimé qu’il n’y avait pas d’informations suffisantes ou suffisamment crédibles pour justifier le retrait de M. Dong, mais que cette affaire devrait être réexaminée après les élections.»
Han Dong a été élu député à la Chambre des communes en 2019 puis réélu en 2021. Il s’est retiré du caucus libéral et siège comme indépendant depuis mars 2023 en raison d’allégations concernant cette fois l’affaire des deux Canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor, emprisonnés en Chine et qui ont été libérés depuis. [3]
Rien n’a changé
La juge Hogue conclut que l’incident de Don Valley North « montre clairement à quel point les courses à l’investiture peuvent être des portes d’entrée pour les États étrangers qui veulent s’ingérer dans notre processus démocratique. »
Pourtant, le PLC, qui se présente comme le mouvement le plus ouvert dans l’histoire politique canadienne, n’a pas l’intention de resserrer ses règles.
L’adhésion au parti est gratuite depuis dix ans. Une personne âgée d’au moins 14 ans peut voter à une assemblée d’investiture une semaine ou deux seulement après avoir obtenu sa carte de membre, même si elle n’a pas la citoyenneté canadienne, pourvu qu’elle puisse présenter une preuve de résidence dans la circonscription.
Au pouvoir depuis plus de neuf ans, le PLC est le seul des grands partis dans la sphère fédérale à fonctionner avec si peu de garde-fous. Élections Canada, tout comme la juge Hogue, s’inquiète de cette quasi-absence de mesures de contrôle qui ouvre la voie à des actions de noyautage téléguidées de l’étranger et facilitées dans leur exécution par des complices en sol canadien.
L’organisme recommande d’amender la Loi électorale pour que seuls les citoyens canadiens, et peut-être aussi les résidents permanents, aient le droit de voter aux assemblées d’investiture et dans les courses à la direction des partis fédéraux.[4]
Mensonges, exclusion, chantage
D’autres cas d’ingérence étrangère ont été signalés durant la campagne électorale de 2021, notamment de la désinformation ciblant le Parti conservateur du Canada (PCC) et son chef de l’époque Erin O’Toole. Des médias connus pour leurs liens avec la Chine et le Parti communiste chinois ont diffusé des informations inexactes sur des positions du chef conservateur à l’endroit de Pékin.
Le régime chinois mène son offensive sur tous les fronts comme a pu le constater la députée néo-démocrate de Vancouver–Est, Jenny Kwan. Celle-ci affirme avoir été systématiquement exclue d’évènements publics importants tenus sous l’égide d’organisations communautaires chinoises à partir du moment où elle a exprimé des critiques à l’égard de la Chine. Elle dit aussi s’être aperçue que des électeurs étaient craintifs à l’idée de voter pour elle parce que préoccupés pour la sécurité de leur famille en Chine.
Les agences de renseignement indiquent que cette stratégie de la République populaire de Chine visant à exclure des candidats considérés comme « nuisibles » a été utilisée en 2019 et s’est poursuivie en 2020 et 2021.
Pour la commissaire Hogue, il n’y a pas l’ombre d’un doute que « l’ingérence étrangère en 2019 et en 2021 a porté atteinte au droit des électeurs à un écosystème électoral libre de coercition ou d’influence secrète. »
Documents classifiés
Mi-octobre, Justin Trudeau révèle devant la Commission Hogue avoir pris connaissance d’une liste de noms de parlementaires (députés et sénateurs) et de candidats du Parti conservateur du Canada (PCC), actuels et anciens, qui sont liés à des tentatives d’ingérence étrangère ou qui sont à risque élevé d’y être mêlés. Il affirme aussi qu’il y aurait eu ingérence étrangère dans les deux dernières courses à la direction du PCC.
Le chef conservateur, Pierre Poilievre, n’a pas eu accès à ces informations confidentielles parce qu’il refuse de demander la cote de sécurité nécessaire, estimant que cela aurait pour effet de limiter sa liberté de s’exprimer sur le sujet. Il est le seul chef de parti à avoir adopté cette position, ce que Justin Trudeau n’a pas manqué de dénoncer.
Le premier ministre accuse son adversaire conservateur de mettre, par son refus, la population canadienne à risque puisqu’il n’est pas en mesure de neutraliser les personnes dans son giron qui collaboreraient en secret à de telles intrusions.
La fameuse liste contiendrait aussi des noms de parlementaires et de candidats d’autres partis, dont le PLC.
Le cas de l’Inde
Tous ces rebondissements dignes d’un roman d’espionnage à la John le Carré ébranlent à coup sûr la confiance du public dans ses institutions démocratiques. C’est l’un des buts recherchés par les États agresseurs, déstabiliser, fragiliser, semer le chaos et le doute. Les accusations portées par le Canada contre le gouvernement indien entrent dans une autre catégorie.
En s’appuyant sur des éléments de preuve recueillis par la GRC dans le cadre de multiples enquêtes en cours et divulgués au grand public de façon exceptionnelle, le premier ministre Trudeau allègue que des agents du gouvernement de Narendra Modi ont été impliqués dans des infractions criminelles graves au Canada, extorsions, violences et homicides, dont l’assassinat d’un militant séparatiste sikh en 2023 à Vancouver.
La GRC précise dans le communiqué[5] émis deux jours avant les déclarations incriminantes de Justin Trudeau que « des diplomates et des agents consulaires indiens établis au Canada ont tiré parti de leur position officielle pour se livrer à des activités clandestines telles que la collecte de renseignements pour le gouvernement indien, soit directement, soit grâce à des intermédiaires ou d’autres personnes qui ont agi de leur plein gré ou sous la contrainte. »
Parmi les crimes et méfaits identifiés par la GRC figure nommément « l’ingérence dans les processus démocratiques ». En représailles, Ottawa a expulsé six diplomates dont le haut-commissaire indien. New Delhi a répliqué en déclarant persona non grata six diplomates canadiens dont l’ambassadeur.
Colmater les brèches
La tâche semble colossale, le bateau prend l’eau de partout et le temps presse. Trop tard sans doute pour amender la Loi électorale avant les prochaines élections générales et empêcher des personnes malintentionnées de profiter des assemblées d’investiture, au PLC en particulier, pour s’immiscer jusqu’au cœur du pouvoir législatif. Et trop tard aussi pour commencer à mettre en œuvre les recommandations de la Commission sur l’ingérence étrangère dont le rapport d’enquête est attendu à la fin de l’année.
Après beaucoup d’insouciance, de naïveté et de laisser-aller, les autorités ont-elles encore le droit de se fermer les yeux ?
[1] Enquête publique sur l’ingérence étrangère dans les processus électoraux et les institutions démocratiques fédéraux, Rapport initial, 3 mai 2024.
[2] Jeremy Broadhurst a démissionné en septembre dernier. C’est Andrew Bevan qui sera directeur de la prochaine campagne électorale pour le PLC.
[3] Selon des informations diffusées par Global News, le député Han Dong aurait déclaré à un haut diplomate chinois que de libérer les deux prisonniers canadiens servirait les intérêts des conservateurs mais que par ailleurs, montrer que le dossier progresse serait favorable aux libéraux. L’élu a tout nié en bloc.
[4] Élections Canada, Protéger le processus électoral contre les menaces : principales recommandations, Bureau du directeur général des élections du Canada, 2024.
[5] Déclaration de la GRC sur l’activité criminelle au Canada ayant des liens avec des agents du gouvernement indien, Ottawa, 14 octobre 2024