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Capture d’écran
Dominique Lapointe
La scène est inouïe. Au cours d’un vol commercial à destination de Calgary qui ramène les militants du Parti conservateur qui ont tenu leur congrès à Québec, leur chef, Pierre Poilievre, empoigne le microphone de cabine pour galvaniser ses troupes en martelant son slogan de campagne : « Qui est prêt pour Le gros bon sens ? ». Une anecdote qui, paradoxalement, est à l’inverse de ce à quoi on devrait s’attendre de ce qu’on appelle le gros bon sens.
N’eût été de la diffusion sur les médias sociaux de la vidéo de 45 secondes du petit discours et surtout de la réaction du syndicat des agents de bord de WestJet, on peut penser que l’affaire serait passée sous le radar de la tour de contrôle politique.
Dans son empressement à vouloir expliquer cet écart, le transporteur a d’abord mis la faute sur le laxisme du personnel de bord. Ce qui n’a pas du tout plu au syndicat qui n’a pas manqué de rappeler les règles sur l’utilisation exclusive du système de communication interne en demandant à la direction de WestJet et au chef conservateur de s’excuser.
Dans un communiqué transmis à la Presse canadienne quelques heures après l’incident, le transporteur a finalement avoué qu’il avait cru bon d’accorder une certaine latitude aux passagers pour ces vols commerciaux (non nolisés) ajoutés à l’horaire régulier entre Québec et Calgary afin de satisfaire la demande des congressistes. Une rare indulgence pour « des occasions exceptionnelles comme celle-ci », a précisé la compagnie.
Un manque de jugement sur la neutralité corporative si on considère qu’un vol de militants politiques n’est pas une équipe de ballon-balai qui célèbre sa victoire.
Pas plus perspicace de la part d’un chef politique qui aspire à diriger un pays et qui ne semble pas faire la différence entre un système destiné à assurer la sécurité d’un aéronef et ses passagers et un porte-voix sur la place publique.
Mais le gros bon sens ne s’embarrasse pas des détails qui compliquent le quotidien.
Pour en finir avec le wokes !
Il y a quelques semaines, le Parti conservateur a d’abord laissé la primeur du thème de campagne à l’épouse de M. Poilievre dans un vidéoclip où elle vantait les mérites du gros bon sens. Une façon d’accorder une dose de naturel à un thème qui n’a rien d’improvisé, bien sûr, et qui confirme que le gros bon sens est d’abord l’affaire des gens ordinaires.
Le congrès général du Parti conservateur à Québec (7-9 septembre) était éloquent.
Les délégués ont pu voter et approuver une résolution sur l’encadrement des transitions de genre chez les mineurs, une question hautement délicate qui relève bien davantage de considérations médicales, psychologiques et sociales que du gros bon sens.
Même chose pour la volonté d’abolir la discrimination positive dans certains programmes gouvernementaux et la formation en matière d’inclusion dans la fonction publique fédérale.
Tout comme la poursuite de l’exploitation pétrolière au pays en espérant que les technologies de l’avenir pourront résoudre les problèmes du climat. Une vieille lubie qui ne résiste pas aux constats scientifiques et, pourrait-on dire, au gros bon sens de l’été que la planète vient de subir.
Le gros bon sens dans l’ère du temps
On aurait cependant tort d’attribuer aux seuls conservateurs fédéraux le monopole du gros bon sens politique, celui qui charme une partie de l’électorat.
Le tout récent débat sur les toilettes non genrées dans les écoles qui divise les partis au Québec est une belle démonstration de cette incapacité de certaines élites politiques à prendre acte de certaines évolutions sociales.
Elles laissent croire que de nouveaux phénomènes émergent et, à la limite, menacent l’équilibre social. Ce qui, à première vue semble souvent évident pour le public. Mais la réalité est souvent tout autre.
Les gens qui, biologiquement et/ou psychologiquement vivent des différences sur le plan du genre ne sont pas issus d’une génération spontanée du XXIe siècle. C’est l’expression de ces réalités qui nous rattrape après des décennies de stigmatisation et de refoulement sociaux.
Et le syndrome du gros bon sens touche l’ensemble des enjeux de société.
Par exemple, quand Pierre Poilievre promet, s’il est élu, de ramener le tueur en série Paul Bernardo dans un centre de détention à sécurité maximum parce que les Canadiens ont été « choqués » par son transfert en unité à sécurité moyenne, il trompe le public sur le fonctionnement du système carcéral, un ministère que son équipe devra gérer s’il est élu premier ministre.
Ici, la nature du lieu de détention ne fait pas partie de la sentence à moins de nécessiter des soins spécifiques. Elle est davantage liée au risque encouru par la population et le personnel carcéral et aussi par la sécurité du détenu lui-même que par la nature des délits reprochés.
Une injure à la connaissance
Il arrive parfois que le gros bon sens ne concorde pas avec l’intérêt commun car il fait fi de la complexité sans cesse croissante de la société, des connaissances et des outils de plus en plus inusités et nuancés pour tenter d’en assurer l’équilibre.
L’épidémie de COVID 19 que nous venons de traverser nous a mis au défi d’accepter des contraintes et des sacrifices qui pouvaient paraître à l’envers du gros bon sens car le sens ne peut s’inspirer que des limites de notre connaissance. Ce qui a pu mousser malheureusement une pléthore de théories du complot et aussi de critiques qu’on pensait, à tort, pleines de gros bon sens.
Heureusement, les politiciens ne cultivent pas tous le gros bons sens pour remplir les urnes ou bonifier leur palmarès personnel.
Il nous vient à l’esprit le regretté sénateur Pierre-Claude Nolin (1950-2015) qui a consacré une partie de sa carrière à défendre la décriminalisation des drogues douces, et par conséquent la réduction des méfaits. Une cause pas tellement populaire.
Tout comme les anciens députés Sven Robinson au fédéral et plus récemment Véronique Hivon au Québec, qui ont été, à leur manière, des artisans de l’aide médicale à mourir. On voit comment des gens sensibles ont pu finalement révéler au public un problème et une souffrance qu’on ne voulait pas voir, et finalement convaincre leurs semblables.
Car le rôle des politiciens ne devrait-il pas être plutôt d’accompagner la société dans son évolution que de la conforter dans ses préjugés ?