À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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© The Espresso Stalinist

Dictateur sanguinaire réputé inculte – tant son intelligence était apparemment loin d’être celle des Lénine, Trotski, Kamenev, Zinoviev, ses compagnons d’armes de la Révolution d’octobre –, Staline apparaît être dans l’imaginaire collectif tout le contraire d’un intellectuel. Ce tyran, qui liquidera ses moindres opposants politiques tout au long de ses années de pouvoir, aurait pourtant été un lecteur avide selon l’historien Geoffrey Roberts, dont l’ouvrage La Bibliothèque de Staline [1] « offre un éclairage nouveau sur l’érudition, les contradictions et les extravagances d’une des figures qui bouleversèrent le 20e siècle ».

Pierre Deschamps

Qualifié d’érudit du Kremlin par Geoffrey Roberts, professeur à l’University College Cork (Irlande), Staline aurait été un lecteur impénitent et perfectionniste, au point de concevoir « son propre système de classification » pour sa bibliothèque personnelle et d’engager une bibliothécaire pour s’en occuper.

Explorant une facette insoupçonnée de celui qui endossa dès ses premières années au pouvoir les habits d’un tyran, l’auteur présente Staline comme un « intellectuel qui se consacra sans fin à la lecture, l’écriture, l’édition ». Outre ce portrait, Geoffrey Roberts raconte aussi « l’histoire de sa bibliothèque personnelle » ainsi que ce que ses lectures lui apprirent.

Staline aurait été dès son plus jeune âge un lecteur vorace, lui qui « croyait au pouvoir transformateur des idées », pour la simple raison que la lecture avait radicalement changé sa vie, que ce soit celle de publications politiques ou celle d’œuvres de fiction, russes et occidentales.

Le monde en pages

Staline vouait un respect profond aux livres, tant comme réceptacle de savoir que comme ouverture sur le monde, comme l’illustrent les anecdotes suivantes.

Staline réprimanda sévèrement ses deux plus jeunes fils qui avaient laissé « s’envoler les pages mal reliées » d’un manuel d’histoire en leur disant qu’il était malvenu d’agir ainsi, car le livre en question contenait « des connaissances collectées et stockées par des gens qui pour le faire avaient versé leur sang ».

À l’un de ses fils alors âgé de sept ans, le dictateur offrit le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, l’annotant d’une phrase qui exprimait l’importance de la lecture dans la formation d’un jeune esprit : « À mon jeune ami […] avec le souhait qu’il devienne en grandissant un bolchévique conscient, solide et sans peur. »

L’accès au savoir

Sur un plan plus général, Staline voulait faire de Moscou « une Rome socialiste, un centre radical de la culture mondiale, fondé surtout, mais sans aucune exclusive, sur le mot imprimé ».

Ce qui explique toute l’importance accordée aux bibliothèques dans la construction du socialisme, les ouvrages qu’elles renfermaient étant le fruit du travail « d’ingénieurs de l’âme humaine, d’écrivains-ingénieurs qui construisent l’esprit humain », aurait déclaré Staline en 1934 lors d’un congrès national des écrivains soviétiques.

Pour faire émerger « une conscience communiste élevée », Staline lança la création d’un vaste réseau de bibliothèques dans toute l’URSS. Si bien qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en dépit des destructions et des pillages opérés par les nazis, il y en avait « encore 80 000 dans toute l’URSS, dont 1 500 rien qu’à Moscou ».

Une bibliothèque de l’intime

Quand en février 1912 Staline quitta en douce la chambre meublée qu’il occupait à Vologda, au nord de la Russie, sa logeuse remit à la police une liste des objets qu’il avait laissés, dont des livres « sur la comptabilité, l’astronomie et l’hypnose » de même que des ouvrages de Voltaire, Comte, Kautsky, Wilde et bien sûr les œuvres classiques de Marx et Engels.

Dès après la révolution de 1917, Staline commença à collectionner des livres et à constituer une bibliothèque personnelle qui atteignit vite « plusieurs milliers de volumes ». Chaque ouvrage lui appartenant était identifié par un tampon ex-libris – Biblioteka I. V. Stalina. Dispersée dans divers lieux « domestiques et professionnels », la bibliothèque personnelle de Staline aurait compté, au moment de sa mort, « environ 25 000 livres, périodiques et brochures ». Un décompte réalisé par l’historien russe Leonid Spirin établit à « environ 11 000 » le nombre de titres de littérature classique russe, soviétique et mondiale.

Dans une note écrite de sa main, Staline demanda en 1925 à son personnel de classer les livres de sa collection personnelle d’abord par sujet ou thème, les catégories mentionnées dans cette note étant les suivantes : par thème – Philosophie, Psychologie, Sociologie … Puis par nom d’auteurs d’ouvrages à caractère politique (Lénine, Marx, Engels, Kautsky …). Une troisième catégorie regroupant tous les autres livres classés par auteur.

Andrei Gromyko, qui occupa notamment les postes de ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique et de président du præsidium du Soviet suprême, note d’ailleurs dans ses mémoires qu’à sa connaissance, Staline « avait lu Shakespeare, Heine, Balzac, Hugo, Guy de Maupassant (qu’il estimait particulièrement) et beaucoup d’écrivains d’Europe occidentale ».

Aucun catalogue des ouvrages de la collection personnelle de Staline, dispersés dans ses bureaux, appartements et datchas, ne fut toutefois établi de son vivant.

L’importance de la lecture

S’il « est impossible de connaître quelqu’un de fond en comble », écrivit Staline en 1924, aux yeux de Geoffrey Roberts, « sa bibliothèque nous permet de mieux le connaître de l’extérieur ». Au surplus, affirme ce dernier, « ce n’est que dans la bibliothèque personnelle de Staline, dans sa manière de lire, marquer et annoter ses livres que l’on se trouve vraiment proche du Staline spontané – l’intellectuel immergé dans ses propres pensées ».

Engagé très tôt dans la lutte de classe des masses travailleuses, Staline « ne se voyait ni en ouvrier ni en paysan », mais « en intellectuel dont la tâche était de répandre les lumières et la conscience ». Ce qui motiverait chez lui, affirme Geoffrey Roberts, un « engagement fanatique de toute une vie en faveur de la lecture et du perfectionnement personnel ».

L’espace et le temps

Selon ce que rapporta Svetlana, la fille de Staline, dans l’appartement qu’il occupait au Kremlin, « il n’y avait pas de place pour des tableaux sur les murs – ils étaient couverts de livres ». Grigory Morozov, son premier mari, souligne pour sa part que Staline lisait avec attention tous les livres de cet appartement, « comme le prouvent les notes dans les marges, nombreuses et parfois détaillées ».

Sergo Beria, le fils de Lavrenti Beria, commissaire à la sécurité de Staline, relate que Staline « était indigné de ses lacunes » en littérature. « Par exemple, je n’avais jamais lu Germinal (je n’avais lu que Nana) alors qu’il adorait Zola ». Ce dernier mentionne aussi que Staline lui avait dit lire « 500 pages par jour » ! Selon un autre récit, Staline aurait dit qu’il lisait « un quota déterminé – soit tous les jours environ 300 pages de littérature ou d’autres écrits ».

Des intérêts variés

La bibliographe Eugenia Zolotukhina fait remarquer que Staline « était clairement un homme instruit. Il était très irrité quand il tombait sur des fautes de grammaire et d’orthographe, qu’il corrigeait soigneusement avec un crayon rouge ».

Yuri Sharapov, chef de la bibliothèque de l’Institut du marxisme-léninisme (Moscou), rapporte pour sa part que « les pages des livres anciens sur les guerres menées par les Assyriens, les Grecs et les Romains étaient couvertes de ses notes ». Ce dernier découvrit dans un exemplaire de La jeune fille et la Mort de Maxime Gorki une note écrite de la main de Staline qui se lit comme suit : « Cette pièce est plus forte que le Faust de Goethe (l’amour conquiert la mort) ».

Dans les échanges portant sur l’histoire anglaise que Staline eut en juillet 1934 avec le romancier H. G. Wells, auteur de L’Homme invisible et de La Guerre des mondes, le dictateur russe, à une question de ce dernier sur le rôle de Cromwell, répondit que : « Au nom de la constitution, [Cromwell] recourut à la violence, décapita le roi, dispersa le parlement, en arrêta certains et en décapita d’autres », preuve s’il en est de la connaissance qu’avait Staline de cette période de l’histoire de la Grande-Bretagne.

À cette même occasion, il fit un cours à Wells « sur l’histoire anglaise au dix-neuvième siècle et sur le rôle du mouvement chartiste radical dans les réformes démocratiques de cette période ». Entre 1836-1848, ce mouvement soutint la lutte des travailleurs pour améliorer leur situation sociale.

Un portrait surprenant

Premier érudit occidental à faire des recherches approfondies dans les livres de la bibliothèque de Staline, l’historien néerlandais Erik van Ree, qui étudia une par une toutes les annotations de Staline, considéra « que Staline était surtout une créature de la tradition révolutionnaire occidentale, rationnelle, utopiste, celle qui commence avec les Lumières ».

Même l’opposant Roy Medvedev en vint à affirmer, dans un livre publié en russe en 2001 que « Staline était un penseur, un homme prévoyant et travailleur, doté d’une volonté de fer et d’une intelligence considérable ».

Bien qu’il soit impossible de savoir avec certitude combien de livres Staline « a vraiment lus », les annotations qu’il inscrivit dans les marges, les passages qu’il souligna dans ceux qui subsistent de sa bibliothèque personnelle signalent « son niveau d’engagement avec le texte ».

Vers le réalisme socialiste

En raison des liens politiques qui le liaient à lui, il n’y a rien d’étonnant que Lénine, le Père de la révolution russe, ait été l’auteur que Staline a le plus lu, comme le montre plusieurs dizaines de ses ouvrages qu’il annota de sa main.

Staline lisait même les ouvrages de Trotski, son pire ennemi politique, et en appréciait quelques-uns, dont Terrorisme et communisme qu’il souligna abondamment et parsema de quantité de notes d’approbation. Geoffrey Roberts consacre d’ailleurs des dizaines de pages au duo Staline-Trotski.

L’auteur de La Bibliothèque de Staline témoigne de tout l’intérêt que Staline avait pour les ouvrages portant sur la Grèce antique et l’Empire romain ainsi que ceux sur Ivan le Terrible, le premier à porter le titre de tsar de Russie. Averell Harriman, ambassadeur des États-Unis en URSS durant la Seconde Guerre mondiale, déclare d’ailleurs qu’un jour le romancier Alexis Tolstoï (un lointain parent de Léon Tolstoï) lui avait dit que, « pour comprendre le Kremlin de Staline, il fallait comprendre le règne d’Ivan ».

Au dire de Geoffrey Roberts, si Staline avait un attachement profond pour la littérature, il s’intéressait tout autant au théâtre et au cinéma dont il avait rapidement compris le pouvoir de mobilisation. Sous le régime stalinien, à elles trois, ces différentes formes d’expression artistique devinrent les porteurs d’un courant artistique qui prit le nom de « réalisme socialiste ».

Lecture et édition

Pour s’assurer que les œuvres de fiction publiées par les organes de l’État soviétique respectent les « canons du réalisme socialiste » et que les ouvrages scolaires et de théorie politique respectent ceux du marxisme-léninisme, Staline devint en quelque sorte l’éditeur en chef de l’URSS, car « s’il y avait une chose que Staline aimait autant que lire, c’était publier ».

La plupart du temps, Staline corrigeait les textes qui lui étaient présentés pour leur donner plus de clarté et d’exactitude. Si le texte avait une importance politique majeure, il ressentait le besoin de s’attaquer au fond.

Un autre portrait

L’ouvrage de Geoffrey Roberts dessine un portrait intime du Petit Père des peuples fort éloigné de celui que propagea Trotski, qui n’avait de cesse de traiter Staline de médiocre, d’obtus, de terne, de grossier, de rustre… À en croire l’historien, « aucun dirigeant soviétique après Staline ne fut aussi intellectuel que lui ».

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[1] Geoffrey Roberts, La Bibliothèque de Staline, Omblage Éditions, Versailles, 2024, 375 pages. Toutes les citations du présent texte sont tirées de cet ouvrage.

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