À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : Livres

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La Tour de Babel, vue par Pieter Brueghel l’Ancien au XVe siècle.

Daniel Raunet

Joan-Lluís Lluís a beau être né à Perpignan et y habiter, c’est à Barcelone qu’on publie et qu’on honore ce romancier, lauréat des principaux prix de la littérature catalane, le prix Òmium (« Junil », 2021) et le prix Sant Jordí (« Jo soc aquell que va matar Franco », 2018). Il avait déjà secoué le cocotier de l’absolutisme français dans un pamphlet de 2002 joliment intitulé « Conversation avec mon chien sur la France et les Français », il récidive cette saison, mais sur un plan beaucoup plus théorique cette fois-ci, avec « Balla amb Babel — Contra l’absolutisme lingüistic » (danse avec Babel, contre l’absolutisme linguistique) [1].

Les incohérences de la Bible

Pour Lluís, la répression contemporaine des langues régionales comme le catalan, le breton ou le kurde est enracinée, dans nos pays de tradition monothéiste, dans la vision de la Création issue de la Bible. Le premier livre de la Genèse nous apprend qu’au commencement, Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut. » L’écrivain en conclut que Dieu parlait avant même qu’il y ait de gens pour l’entendre. Pourquoi parlait-Il tout seul et en quelle langue ? En hébreu ont répondu les théologiens chrétiens.

Deuxième étape, le Déluge. Dieu noie toute l’humanité, sauf la famille de Noé. Quelque temps après la sortie de l’Arche, les trois fils du patriarche, Japhet, Cham et Sem, se dispersent à la surface de la Terre et colonisent le monde [2]. C’est de cet événement que daterait la multiplication des langues, l’hébreu étant toujours, selon les théologiens, la langue originelle. « Chacun s’installa, selon son clan et sa langue, sur sa terre parmi les nations », précise le chapitre 10 de la Genèse.

Le chapitre 11 contredit le chapitre 10 ; ce n’est plus le Déluge, mais la construction de la Tour de Babel qui met fin au monolinguisme. On connaît tous l’histoire, les humains, qui avaient une seule langue jusque-là et vivaient en un seul lieu, une plaine fertile qui rappelle la Mésopotamie, se sont mis à édifier une immense tour de brique pour monter jusqu’aux cieux. [3] Inquiet des prétentions de ses créatures, Dieu décide d’intervenir. « Confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. » Incapables de se comprendre, les humains abandonnent alors leur projet et se dispersent aux quatre coins du monde.

L’insupportable hiérarchie des langues

C’est le titre d’un des chapitres clefs de l’ouvrage. Une hiérarchie qui a été inventée par les premiers théologiens du christianisme. Joan-Lluís Lluís établit quatre niveaux. Le premier, le niveau sacré, comprend l’hébreu, le grec antique, langue du Nouveau Testament et d’Aristote, et le latin, langue de l’Église catholique depuis la traduction de la Bible par Saint-Jérôme, la Vulgate. Au niveau B, on retrouve les langues officielles des grands États, identifiées par Lluís comme le français, l’anglais, l’italien, l’allemand, l’espagnol, le russe, le turc, puis, par analogie, l’arabe, le japonais, le chinois, le persan et le sanscrit. Au niveau C, il classe les langues d’État de peu d’influence comme le tchèque, le polonais, le néerlandais, le serbe, etc. Et enfin, tout en bas de la liste, il y a ce qu’il appelle « le niveau puant », c’est-à-dire la quasi-totalité des langues du monde, dont, pour l’Europe, le catalan, le basque, le breton, l’occitan, le romanche, le frison et quelques langues ultra-petites comme l’albanais, le bulgare, le lituanien ou le slovène.

Malgré le message de la Pentecôte, lorsque les apôtres reçurent le don de parler dans une multitude de langues, l’Espagne catholique est un des pays qui a tenté, par le feu et par le sang, d’imposer sur son sol un monolinguisme prébabélique. Lluís relate le destin tragique de la Bible en catalan valencien, imprimée en 1478. Pour l’Inquisition, il s’agissait d’un ouvrage rédigé par de mauvais chrétiens, des juifs convertis qui voulaient, subrepticement, diffuser le texte du Pentateuque, c’est-à-dire la Torah. Comme bien des musulmans, des juifs, des convertis, des homosexuels et des sorcières, les traducteurs de la « Bíblia valenciana » finirent au bûcher. La plupart des exemplaires furent brûlés au point de faire oublier, pour des siècles, l’existence même d’une version catalane de la Bible.

Lluís donne l’impression que la vision prébabélique de la langue sacrée se concentre en Espagne, mais il aurait pu trouver des exemples répressifs ailleurs. Parmi les traductions combattues par l’Église catholique, il faut aussi citer la Bible de Valdès en francoprovençal au XIIe siècle, la Bible cathare en occitan au XIIIe siècle, la Bible en anglais de John Wycliffe au XIVe, la Bible hussite en hongrois (1420-1430), la Bible protestante en italien de Brucioli (1530), la Bible allemande de Luther (1534), la Bible française du calviniste Olivétan (1535). Autant d’ouvrages qui, pour l’Église catholique et les monarchies, sentaient le soufre.

Le linguicide, version française

Depuis l’édit de Villers-Cotterêts de 1539, le français était la seule langue officielle du royaume de France, mais l’Ancien Régime ne s’est jamais soucié de franciser la masse de ses sujets, bien que le recul du catalan en Catalogne du Nord ait débuté sous Louis XIV après son annexion du Roussillon espagnol en 1659. Lluís note que, de façon paradoxale, ce sont les tenants des Lumières qui, au XVIIIe siècle, ont commencé à prôner l’unilinguisme français. Dans leur dictionnaire, les Encyclopédistes donnent la définition suivante : « Patois, langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces : chacune a son patois ; ainsi nous avons le patois bourguignon, le patois normand, le patois gascon, le patois provençal, &c. On ne parle la langue que dans la capitale. » [4]

Pendant la Révolution française, les langues autres que le français sont considérées comme des instruments de la contre-révolution. Mandaté par la Convention en 1790 pour rédiger un rapport sur la situation linguistique du pays, l’abbé révolutionnaire Henri Grégoire envoie un questionnaire aux quatre coins de la France dans le but explicite de faire du français la langue unique de la nation, « la langue de la liberté ». La question 30 de l’enquête demande quels seraient les meilleurs moyens d’éliminer les « patois ».

La Société des Amis de la Constitution de Perpignan lui répond que pour détruire le catalan, il faudrait détruire le sol, la fraîcheur des nuits, les aliments, la qualité des eaux et l’homme lui-même ! Le conventionnel Bertrand Barère écrit en 1794 : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand … La Contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreurs. » 1794, c’est aussi l’année de l’interdiction de tout usage officiel des langues régionales en France.

« À partir de là, la France a assumé le leadership mondial de la déforestation linguistique tout en argumentant que c’était le seul moyen de répandre l’idéal égalitaire », estime Lluís. Le coup de grâce survient dans les années 1880 avec l’imposition d’une école gratuite, laïque et obligatoire où sont punis les enfants qui prononcent des mots des langues interdites.

Ce XIXe siècle est également celui de l’apparition du concept d’État-nation, prélude à de nouveaux linguicides. L’auteur consacre quelques pages à l’exemple du nationalisme turc, héritier direct du jacobinisme français. Ainsi, d’un côté, la Constitution héritée de la révolution kémaliste affirme à son article 10 que tous les individus sont égaux devant la loi « sans distinction de langue », mais d’un autre, la loi 2993 de 1983 proclame que la langue maternelle des citoyens turcs est le turc et qu’« il est interdit d’utiliser comme langue maternelle d’autres langues que le turc ».

Dans un pays où les turcophones ne représentent que 70 % de la population contre 12 % de kurdophones, 2 % d’arabophones, plus une quinzaine de langues autochtones. [5] Lluís note pourtant que, malgré la couleur islamiste actuelle du gouvernement turc, le Coran prône la reconnaissance mutuelle « des ethnies et des tribus ». [6]

Dansons autour des ruines de la Tour de Babel

Espagne, France, Turquie et les autres, la tendance lourde au linguicide révèle, selon l’écrivain, le désir de revenir à la situation avant la destruction de la Tour de Babel, c’est-à-dire à l’unilinguisme. « À la question “l’humanité vivrait-elle mieux ou pire si elle parlait une langue unique ?”, je n’ai aucun doute que la plupart des nationalistes espagnols, français et turcs répondraient qu’ils vivraient mieux  … à condition de parler leur langue à eux. », ironise l’auteur. Il cite un expert anonyme qui prédit que dans cent ans, il n’y aura qu’une seule langue sur le globe.

Comment en est-on arrivé là ? Aux répressions physiques a succédé, en Occident, ce que Lluís appelle « l’hypocrisie et la mauvaise foi ». Il ne parle pas du Canada, mais un article récent du quotidien britannique The Guardian relève la situation catastrophique des langues autochtones dans le plus meilleur pays du monde de Jean Chrétien. Des 58 langues autochtones de départ, il n’en reste que trois qui ne sont pas encore au bord de l’extinction (le cri, l’inuktitut et l’anishinaabemowin). [7]

« Balla amb Babel » se termine par un appel à un encouragement actif à la diversité linguistique, source d’enrichissement humain incommensurable, sous la forme d’une danse poétique autour des ruines de Babel. Mais comme dans la chanson Mommy de Pauline Julien, pour beaucoup, c’est much too late, bien trop tard. Joan-Lluís Lluís relate son effroi lors d’une rencontre avec de jeunes collégiens des pays valenciens, une région d’Espagne au départ catalanophone. En Catalogne propre, les jeunes, selon lui, sont favorables à la diversité linguistique, mais à sa stupéfaction, lorsqu’il les interroge sur l’avenir de leur langue maternelle, les collégiens valenciens lui répondent qu’ils sont en faveur d’un unilinguisme espagnol total. Cela lui rappelle sa propre situation en France, en Catalogne du Nord. « Dans les derniers quarante ans, j’ai pu converser avec quelques catalanophones authentiques d’âge avancé … qui parlaient un catalan roussillonnais d’une grande qualité, mais qu’en aucune circonstance ils n’auraient voulu transmettre à leurs enfants. »

Ayant moi-même vécu dans mon enfance dans un village, Villelongue-dels-Monts, où la vie quotidienne se déroulait en catalan roussillonnais, je ne puis que confirmer, cette langue a pratiquement disparu, sauf chez quelques vieux. En 2015, il n’y avait plus que 1,3 % de la population de cette région française qui avait le catalan pour langue d’usage habituelle, contre 37 % des gens qui affirmaient encore être capables de le parler. [8]

J’ose à peine terminer avec cette interrogation : et au Québec, on se dirige vers où ?

 

[1] Joan-Lluís Lluís, “Balla amb Babel, contra l’absolutisme lingüístic”, ed. Fragmenta, Barcelona, 2024.

[2] Genèse 10:5-32

[3] Genèse 11:1-9

[4] D’Alembert, Diderot, « Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres », Première édition, tome 12, page 174, Paris, 1751.

[5] « Turquie, situation générale », L’aménagement linguistique dans le monde, Université Laval, Québec, 2025. https://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/turquie_1general.htm

[6] Coran, Sourate 49 verset 13. https://coran-seul.com/index.php/component/jumi/verset?sourate=49&verset=13

[7] Leyland Cecco, «’I can still hear their words’: the fight to save the Híɫzaqv language”, The Guardian, Londres, 21 janvier 2025. https://www.theguardian.com/world/2025/jan/21/i-can-still-hear-their-words-the-fight-to-save-the-hizaqv-language

[8] Generalitat de Catalunya, Consell Departamental dels Pirineus Orientals, Institut Franco-Català Transfronterer-UPVD, “Enquesta d’usos lingüístics a la Catalunya del Nord 2015”. https://llengua.gencat.cat/web/.content/documents/dadesestudis/altres/arxius/EULCN_2015_principals_resultats.pdf

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