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Daniel Raunet
Petite révolution au Parlement espagnol, les trois langues minoritaires du pays, le basque, le galicien et le catalan ont été utilisées pour la première fois le 19 septembre dernier [1]. Le président du gouvernement sortant, Pedro Sánchez, a livré aux indépendantistes catalans le préalable qu’ils exigeaient à toute négociation sur un appui de leurs 14 députés qui permettrait aux socialistes de franchir la barre fatidique des 176 voix et de rester au pouvoir à Madrid.
L’échec de la droite espagnole
Première formation sortie des urnes lors des élections générales du 23 juillet [2] avec 136 sièges, contre 122 aux socialistes, le Parti populaire d’Alberto Nuñez Feijóo s’est cassé les dents aux Cortès le 29 septembre en ne récoltant que 172 voix contre 177 lors de sa tentative d’investiture. Les siennes, plus celles des 33 députés du parti d’extrême droite Vox et un élu des îles Canaries.
C’est au tour de Pedro Sánchez de tenter sa chance et trouver d’ici au 27 novembre une majorité parlementaire. Les socialistes peuvent compter sur l’appui indéfectible de la gauche radicale, des communistes et des écologistes, regroupés dans le nouveau parti Sumar, 31 députés. Mais pour passer le cap des 176 sièges, il leur faut absolument les voix de députés indépendantistes : six du parti basque EH Bildu, sept de la Gauche républicaine catalane (ERC, au pouvoir à Barcelone) et sept de Junts per Catalunya, le parti de l’ex-président Carles Puigdemont en exil en Belgique.
La problématique amnistie des indépendantistes catalans
Le président Pedro Sánchez a déclaré le 20 septembre qu’il voulait déjudiciariser la question catalane. « Il faut faire revenir à la politique ce qui n’aurait jamais dû sortir de la politique. »[3] Cela veut dire ne plus inquiéter les 1432 indépendantistes poursuivis, condamnés ou en exil pour leur participation à la tenue du référendum de 2017 sur l’indépendance, scrutin interdit et réprimé par Madrid. L’idée provoque des remous au sein même du Parti socialiste. Un ancien président du gouvernement, Felipe González, s’insurge contre une amnistie qui, selon lui, signifierait que la justice avait eu tort de poursuivre les indépendantistes .[4]
Juridiquement, c’est compliqué. Les juristes conservateurs soutiennent que le concept d’amnistie n’existe pas dans la constitution espagnole, seul le roi dispose d’un droit de grâce exclusif. Ce n’est pas tout à fait vrai, car en 1977 le Parlement espagnol avait adopté à l’unanimité une loi d’amnistie innocentant et libérant tous les prisonniers politiques de la dictature franquiste.
La question devient moins controversée si on ne parle plus d’amnistie, mais d’un pardon qui, lui, n’annulerait pas les jugements de culpabilité. En 2021, le gouvernement socialiste avait pardonné plusieurs leaders indépendantistes catalans incarcérés sous le précédent régime conservateur, Oriol Junqueras, Jordi Sànchez, Jordi Cuixart et Jordi Turull. [5]
De leur côté, les partis ERC et Junts exigent une amnistie, mais tout le monde sait bien que si le pacte est mal ficelé, les tribunaux, en général très proches des milieux conservateurs, se feront un plaisir de l’invalider.
Le virage institutionnel des indépendantistes catalan
Depuis son exil en Belgique, l’ancien président Carles Puigdemont a répété pendant des années que les Catalans avaient déjà voté en 2017 et qu’il suffit de réactiver la déclaration unilatérale d’indépendance pour fonder la république. L’an dernier, Junts per Catalunya avait claqué la porte du gouvernement catalan, accusant le gouvernement minoritaire de la Gauche républicaine de compromission avec Madrid. Puigdemont a toutefois changé d’avis à la vue des résultats des élections espagnoles de juillet dernier, voyant dans la situation actuelle une occasion en or de faire monter les enchères en faveur d’une amnistie et de la tenue d’un nouveau référendum autorisé par l’Espagne. [6]
À Barcelone, le gouvernement minoritaire de la Gauche républicaine (ERC) ne se maintient au pouvoir que grâce à l’appui ponctuel des socialistes catalans, ouvertement hostiles à l’indépendantisme. Le président Pere Aragonès a donc mis de l’eau dans son vin et opté pour une « Table de dialogue » avec Madrid, un processus dont on peine à voir les résultats. Fin septembre cependant, l’ERC a sauté dans le train en marche et repris à son compte les revendications du parti Junts, amnistie et référendum, en échange d’un soutien à une investiture socialiste à Madrid. En perte de vitesse dans les sondages, l’ERC pourrait toutefois rétropédaler, car les socialistes catalans pourraient provoquer des élections régionales si ce parti demeurait intraitable sur la question du référendum.
La grogne dans le camp indépendantistes
Lors des manifestations de la Diada à Barcelone le 11 septembre dernier (fête nationale de la Catalogne), la présidente de la principale ONG indépendantiste, l’Assemblée nationale catalane, Dolors Feliu, a lâché une bombe. « Indépendance ou blocage des institutions », s’est-elle écriée, estimant que les deux grands partis indépendantistes ERC et Junts ne vont nulle part dans leurs tractations avec les socialistes espagnols [7]. Une déclaration qui compte, car depuis des années, l’ANC, très implantée au niveau local, est au cœur de l’organisation des manifestations monstres que connaît la Catalogne.
Dolors Feliu exhorte les partis Junts et ERC à réactiver la déclaration d’indépendance de 2017. Faute de quoi, son organisation se lancera dans l’arène politique et suscitera la formation d’une « liste civique » rivale lors des élections catalanes, une liste composée de candidats prêts à raviver cette déclaration.
Le reflux de l’indépendantisme
La position de faiseurs de rois des indépendantistes catalans à Madrid ne doit pas faire illusion. Elle cache en fait un recul marqué de leur option. Déjà les manifestations de plus d’un million de personnes dans les rues de Barcelone sont chose du passé. La répression du référendum de 2017 et les querelles dans le camp indépendantiste ont entraîné un net reflux de l’opinion indépendantiste catalane. D’un maximum de 44,5 % en 2017, la revendication d’un État catalan indépendant est tombée à 33 % dans le dernier sondage annuel du très respecté Centre d’Estudis d’Opinió de la Generalitat [8].
La partie de poker
« Amnistie, oui, référendum, non », a prévenu Pedro Sánchez début octobre. Fin stratège, le chef socialiste joue une partie de poker délicate. Réplique indirecte de Carles Puigdemont, une ONG créée par lui, le Conseil pour la république, organise un vote de ses militants du 17 au 23 octobre pour savoir s’il faut bloquer l’investiture de Sánchez [9].
Côté espagnol, un sondage du mois dernier [10] indiquait que 70 % de l’opinion publique rejetait l’idée d’une amnistie. Le leader socialiste parie toutefois que ses concitoyens avaleront la pilule s’il arrache au passage la paix civile avec les Catalans, à savoir une renonciation par Junts et ERC à la tenue d’un nouveau référendum. S’il échoue à extraire un tel compromis, il pourrait alors chercher à obtenir un mandat majoritaire lors de nouvelles élections générales qui auraient lieu le 14 janvier prochain. Il reste donc jusqu’au 27 novembre pour voir si le magicien Sánchez réussira à sortir le lapin du chapeau.
[1] Le Monde, « Langues régionales : tensions au Parlement espagnol au sujet de l’utilisation du catalan, du basque et du galicien », Paris, 19 sept 2023 https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/19/langues-regionales-tensions-au-parlement-espagnol-au-sujet-de-l-utilisation-du-catalan-du-basque-et-du-galicien_6190022_3210.html
[2] Seán Clarke, Antonio Voce et Pablo Guitiérrez, « Spain election 2023:full results », The Guardian, Londres, 24 juillet 2023 https://www.theguardian.com/world/ng-interactive/2023/jul/23/spain-election-2023-live-results
[3] « Sánchez aposta per l’amnistia però reclama renunciar a l’unilateralitat », El Punt Avui, Barcelone, 20 septembre 2023. https://www.elpuntavui.cat/politica/article/17-politica/2335661-sanchez-aposta-per-l-amnistia-pero-reclama-renunciar-a-l-unilateralitat.html
[4] Agence EFE « Felipe González rechaza la amnistía a Puigdemont y la mayoría que busca Sánchez para gobernar », Madrid, 5 septembre 2023. https://efe.com/portada-espana/2023-09-05/felipe-gonzalez-puigdemont-amnistia-sanchez/
[5] Agence EFE, » Amnistía: definición, constitucionalidad, diferencias con los indultos y otras preguntas y respuestas », Madrid, 22 septembre 2023. https://efe.com/espana/2023-09-22/amnistia-definicion-constitucionalidad-diferencias-indultos/
[6] RFI, » Espagne: l’indépendantiste catalan Carles Puigdemont réclame l’amnistie en échange de son soutien à Pedro Sanchez », 5 septembre 2023, Paris, https://www.rfi.fr/fr/europe/20230905-espagne-carles-puigdemont-r%C3%A9clame-l-amnistie-en-%C3%A9change-de-son-soutien-%C3%A0-pedro-sanchez
[7] Bernat Surroca, » La «llista cívica» obre el debat sobre el futur de l’ANC », Nació Digital, Barcelone, 12 septembre 2023 https://www.naciodigital.cat/noticia/262487/llista-civica-obre-debat-futur-anc
[8] José Rico, « El suport a la independència de Catalunya baixa del 40%, segons una enquesta de l’ICPS », El Periódico, Barcelone, 13 janvier 2023. https://www.elperiodico.cat/ca/politica/20230113/enquesta-independencia-catalunya-icps-uab-81112066
[9] Nació digital « Les bases del Consell de la República decidiran si bloquegen la investidura de Sánchez », Barscelone, 3 octobre 2023 https://www.naciodigital.cat/noticia/263510/bases-consell-republica-decidiran-si-bloquegen-investidura-sanchez?rlc=p1
[10] Joan Faus et Belén Carreño, « ANALYSIS-Spain’s socialists roll dice on Catalan amnesty in bid for power », Reuters, Barcelone-Madrid, 29 septembre 2023.