À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Qui sait où se trouve un pays qu’aucune carte ne répertorie ? Longtemps à n’être qu’un mur l’isolant du monde occidental, c’est tout juste si on se rappelle qu’il possédait une police secrète redoutable. Et que, dans une sorte d’oxymoron, cette démocratie populaire était une dictature où s’exerçait une répression impitoyable. Disparu en 1990, ce pays renaît aujourd’hui sous la plume de Katja Hoyer dans un ouvrage magistral intitulé Au-delà du Mur [1].

Pierre Deschamps

Avant-guerre, Staline, suspicieux comme jamais, se méfie comme la peste des communistes allemands réfugiés en URSS. Se dessine alors ce que les historiens ont appelé l’Opération allemande qui donnera lieu à l’arrestation d’exilés allemands soupçonnés d’être des agents d’Hitler. La mise en œuvre de l’ordre opérationnel secret numéro 00439 du NKVD (principal organe de la sécurité d’État en URSS dans les années 1930) daté du 25 juillet 1937 conduira à fusiller 41 898 Allemands et à en condamner 13 107 autres à de lourdes peines, dont près des trois quarts seront des « exilés politiques », entendre des communistes allemands.

Une opération qui eut pour première conséquence qu’au sein du comité central du parti communiste allemand (KPD) « les victimes de Staline furent plus nombreuses que celles d’Hitler ». Seconde conséquence, à la fin de la guerre, il ne restait du KPD que « des idéologues soviétisés qui cherchaient à créer, dans ce pays qu’ils appelaient autrefois leur patrie, une réplique de ce qu’ils avaient trouvé en Russie ».

Le temps d’une solution unique

Avant même la fin de la guerre, soit le 30 avril 1945, un avion venu de Moscou atterrit à 200 km à l’est de Berlin. À son bord, le groupe Ulbricht, du nom de leur chef Walter Ulbricht, pro-soviétique jusqu’à la moelle. Les dix hommes en question, « triés sur le volet parmi les plus loyaux du premier cercle de la communauté communiste allemande à Moscou » avaient pour mission de poser les fondations d’une toute nouvelle Allemagne antifasciste.

En fait, il s’agissait de mettre en place une solution pour toute l’Allemagne, et non pour la seule zone sous le contrôle de Moscou, Staline étant toujours intéressé à l’été 1945 « par une collaboration avec ses alliés capitalistes », allant même jusqu’à déclarer à l’époque qu’il « n’était pas question d’instauration d’un régime à la soviétique ».

Les premières structures de gouvernance

Soucieux d’obtenir le soutien du peuple allemand, auquel ils étaient plus enclins à faire confiance que leurs homologues de l’Ouest, les Soviétiques nommèrent dans certaines villes des maires sociaux-démocrates, dont les adjoints étaient tout de même à la solde de Walter Ulbricht qui gardait ainsi la main haute sur l’administration locale.

Dans la foulée, les Soviétiques furent les premiers à autoriser le retour des formations politiques, « un joyeux mélange de socialistes, communistes, libéraux, chrétiens et autres opposants au nazisme ». En mai 1946 survint un événement qui allait durablement marquer l’avenir de la zone d’occupation soviétique : la création du SED, pour Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (en français, Parti socialiste unifié d’Allemagne) qui allait décider « de la politique est-allemande pendant plus de quarante ans ».

Les départs vers l’URSS

Tout comme les Occidentaux, les Soviétiques lancèrent à l’automne 1946 l’Osoaviakhim, une opération destinée à transférer en URSS de plus de 2 000 Allemands (physiciens chimistes, ingénieurs, chercheurs), leur famille, souvent tous leurs biens personnels, de même que les deux vaches de Helmut Gröttrup, un astronauticien qui avait secondé Wernher von Braun sur le programme des missiles balistiques V-2.

Ce ne fut pas là le seul « déménagement ». Suivirent en effet machines, matières premières, tubes à essai, produits chimiques, lentilles, laboratoires, voies ferrées, câblage, etc. « Au total disparut ainsi un tiers de la base industrielle de la zone soviétique ».

Des événements décisifs

Peu à peu, une suite d’événements va créer un état de tension intolérable pour les Soviétiques : l’introduction dans les secteurs britannique et américain du Deutsche Mark ; le lancement du plan Marshall ; la tenue d’une conférence à Londres en février-mars 1948 dont les objectifs sont de contrer l’expansionnisme soviétique en Europe.

La réaction des Soviétiques fut brutale : le blocus de Berlin isolera l’ancienne capitale du Reich du reste du monde de juin 1948 à mai 1949. Un coup de théâtre qui précipita la création de la République fédérale d’Allemagne (RFA) en mai 1949 puis celle de la République démocratique allemande (RDA) en octobre de la même année. Étonnamment, le destin de ces deux entités était alors le résultat de décisions dont la naissance n’a « jamais été entre les mains des Allemands ».

Une soviétisation à marche forcée

Dès 1950 s’amorce la soviétisation de la nouvelle république. À la nomination de Walter Ulbricht à titre de secrétaire général du SED s’ajoutent des changements structurels au sein du parti qui sont calqués sur « le modèle du Parti communiste d’Union soviétique ». S’ensuit l’établissement d’une nomenklatura au sein du bureau politique du parti.

Pour « éradiquer tous les éléments nationalistes-bourgeois et autres ennemis du prolétariat et agents de l’impérialisme », la direction du SED procède à une purge dans ses rangs. Purge qui verra chuter de 25 % le nombre de ses adhérents entre décembre 1950 et décembre 1951.

Au Parlement, toutes les décisions sont le fait du seul SED, « dont l’influence n’était soumise à aucune forme de scrutin ». Les premières élections en RDA à se tenir en octobre 1950 introduisent un modèle qui perdurera jusqu’en 1990 : « les sièges étaient pré-attribués à différents partis et formations selon un pourcentage fixe, sur lequel les élections n’avaient aucune incidence ».

Cette année-là est aussi celle de la création de la Stasi, acronyme de Staatssicherheit, le service de sécurité de la RDA, une organisation de 1 100 membres à ses débuts.

Des prélèvements massifs

Au tournant des années 1950, l’économie de la RDA était loin d’être performante. Notamment en raison des coûts d’occupation prélevés par les Soviétiques, de l’ordre de 15 milliards de dollars américains pour la seule année 1953 ; d’une production industrielle détournée au profit de l’URSS à un niveau pouvant atteindre jusqu’à 60 % dans certains secteurs ; d’une redistribution catastrophique des terres agricoles dont les rendements étaient désastreux en raison d’une parcellisation excessive ; d’une dénazification – plus poussée à l’Est qu’à l’Ouest –, ce qui priva la fonction publique, l’enseignement, la culture, l’économie « et même la police » de la RDA de talents dont ne se priva pas le « miracle économique » tant vanté de la RFA.

Une année charnière

Au début de l’année 1953, Walter Ulbricht demanda aux citoyens de la RDA de « se nourrir frugalement », conséquence des prélèvements soviétiques qui occasionnèrent un rationnement qui durera jusqu’à la fin de la décennie.

S’engage alors un programme de construction du socialisme pour redresser une économie en quasi banqueroute. Une des mesures phares de cette initiative fut la demande de Walter Ulbricht d’augmenter dès mai 1953 les cadences de travail « de 10 % ».

Jugeant ce fardeau intolérable, des ouvriers se soulevèrent le 17 juin 1953 dans tout le pays (voir photo), dont plus de 100 000 seulement à Berlin. La répression ne tarda pas. Dès le lendemain, les Soviétiques décrétèrent l’état d’urgence sur presque tout le territoire de la RDA. Des centaines de personnes furent arrêtées, incarcérées, condamnées, certaines même exécutées.

Le décès de Staline cette année-là allait ouvrir en RDA une ère de prospérité comme la jeune république n’en avait pas connu depuis la guerre : l’URSS efface le reliquat de la dette d’occupation ; remet aux Allemands de l’Est les trente-trois conglomérats industriels encore en sa possession ; accorde un prêt conséquent et des aides alimentaires substantielles. Ce qu’illustre l’arrivée un même jour d’un convoi de 3 000 wagons pleins « de beurre, de graisse pour la cuisine, d’huile et de poisson en boîte ». Dès lors la population « n’a plus jamais eu faim », disait-on dans les cercles du pouvoir.

Une nouvelle ère

Si la déstalinisation qui se déroula en URSS toucha aussi la RDA, elle ne précipita pas la chute de Walter Ulbricht. Au contraire, elle eut même pour conséquence de renforcer son pouvoir. Ce qui lui permit de se lancer vers la fin de la décennie dans un nouvel épisode de la « construction du socialisme », soutenu pleinement par les nouveaux dirigeants en place à Moscou.

Au cours des années qui suivirent les Allemands de l’Est eurent l’occasion d’entamer une nouvelle carrière, en tant que professeur, ouvrier qualifié ou soldat dans l’armée ; bénéficièrent de loyers subventionnés ; profitèrent d’un ensemble complet de structures abordables pour la petite enfance ; assistèrent à la construction à marche forcée d’immeubles modernes.

Un isolement abrupt

Un événement aux répercussions internationales allait toutefois durablement isoler la RDA du monde occidental : la construction dans la nuit du 13 août 1961 des premiers éléments du Mur de Berlin, une frontière longue de 170 km destinée à « assurer la sécurité du pays ». Mais surtout à stopper le flux d’ouvriers qualifiés, de fonctionnaires, d’enseignants, d’ingénieurs, de scientifiques vers l’Allemagne de l’Ouest.

Cet isolement concourra toutefois à l’essor d’une économie jusque-là chancelante qui allait être dorénavant « fondée sur des produits industriels élaborés et des emplois qualifiés, dans le domaine des nouvelles technologies et des produits de consommation recherchés », dont la Trabant, une voiture qui s’avérera être un « synonyme de fierté et de bonheur pour beaucoup de familles est-allemandes ».

Une reprise en main

En décembre 1965, le comité central du SED décida de s’aligner sur la politique conservatrice introduite en URSS par Leonid Brejnev qui « exigeait désormais un retour à l’asservissement des pays frères et de leur économie aux besoins soviétiques ».

À cette mainmise de l’URSS sur son vassal s’ajouta une croissance spectaculaire des effectifs de la Stasi. Entre 1961 et 1970, ils passèrent de 23 000 à 43 000 membres et son budget de 400 millions de marks à 1 300 millions, preuve s’il en est de l’activité de surveillance, de contrôle, d’arrestation sans cesse plus importante de cette police d’État sur les citoyens et les organismes est-allemands.

Le passage du flambeau

En janvier 1971, Erich Honecker, adjoint de Walter Ulbricht et « son seul soutien fidèle et loyal en temps de crise », écrivit une lettre à Leonid Brejnev, signée par treize des vingt membres du bureau politique, demandant la destitution de Walter Ulbricht, « en raison de sa mauvaise santé ». Le 3 mai, ce dernier démissionna officiellement et « proposa son successeur Erich Honecker ». En bref, il avait été renversé « par son ancien disciple », qui s’assurera au cours des deux années suivantes de le réduire politiquement au silence.

L’élimination des « vestiges des entreprises privées » qu’avait tolérés son prédécesseur ainsi que toute tentative d’introduire dans l’économie de nouvelles méthodes de gestion furent les premiers faits d’armes du nouveau dirigeant de la RDA. En outre, en matière de logement et de produits de consommation, le Premier secrétaire du SED fraîchement nommé « promettait de faire mieux » que Walter Ulbricht.

Un scandale d’État

L’expansion de la Stasi se poursuivit au cours des années suivantes, l’organisation devenant progressivement « l’un des services de police les plus importants et les plus complexes » du monde, comptant à la fin des années 1980 jusqu’à 100 000 employés et 200 000 informateurs.

À l’Ouest, l’Allemagne fédérale fut prise d’effroi quand un agent de la Stasi répondant au nom de Günter Guillaume fut arrêté à l’aube du 24 avril 1974 par des hommes de l’Office fédérale de la police criminelle.

Conseiller personnel et ami intime du chancelier ouest-allemand Willy Brandt, cet homme discret, à « l’éthique de travail irréprochable », se révéla être un agent de la Stasi. Grâce à sa proximité avec le chancelier, cet espion avait infiltré les premiers cercles du pouvoir ouest-allemand, assistant pendant des années à des réunions stratégiques, ce qui lui permit d’avoir accès à des documents ultrasecrets. Willy Brandt n’eut d’autre choix que de démissionner.

La crise du café

L’année 1977 a été marqué par ce qui allait être une véritable crise, celle du café que plus personne ne pouvait se procurer. La raison : les très mauvaises récoltes au Brésil avaient fait bondir les prix des graines de café sur les marchés et avaient créé une pénurie mondiale. Avec pour conséquence de multiplier par quatre les coûts des importations de la RDA.

Face à une grogne populaire qui ne se calmait pas, les autorités cherchèrent à s’approvisionner auprès de fournisseurs établis dans un « pays socialiste ». L’heureux élu fut le Vietnam tout juste libéré de l’emprise des États-Unis.

La RDA décida alors de participer à la reconstruction d’un pays frère en soutenant la production de café au Vietnam, en organisant et finançant « la plantation et la culture de 6 000 caféiers qui formeraient le cœur d’une industrie d’avenir ». En contrepartie, la RDA devait recevoir « pendant vingt ans la moitié de la production de café ». Or comme les caféiers mettent des années à produire leurs grains, « il fallut attendre 1990 pour voir la première récolte issue du projet de café vietnamien – trop tard pour la RDA qui disparut cette année-là ».

Des événements marquants

Une série d’événements vont marquer l’histoire de la RDA dans les années 1980. Tout d’abord, la rencontre à Bonn en septembre 1987 entre Erich Honecker et son homologue ouest-allemand Helmut Kohl, un événement que couvrirent plus de 2 000 journalistes du monde entier, donnant ainsi « à la République démocratique allemande la place qu’elle désirait tant parmi les États-nations »,

Les réformes introduites en URSS par Gorbatchev n’étant pas du tout appréciées par les dirigeants est-allemands, Erich Honecker amorça la même année une dynamique de séparation de l’Union soviétique en mettant en place toutes sortes de mesures, dont celle de « censurer les discours tenus dans ce pays qu’autrefois » il admirait tant. Désormais, il promettait qu’il y aurait un « socialisme aux couleurs de la RDA ».

Enfin la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, prélude à la réunification des deux Allemagnes en octobre 1990. C’en était fini d’une « Allemagne forgée sur les lignes de fracture d’une idéologie et de la géopolitique de la guerre froide ».

Chercheuse invitée au King’s College de Londres et membre de la Royal Historical Society, Katja Hoyer clôt un ouvrage qui fera date par une phrase qui le résume fort bien : « Il est temps de prendre la République démocratique allemande pour ce qu’elle est – un pan de l’histoire du pays au-delà du Mur. »

[1] Katja Hoyer, Au-delà du Mur. Passés composés, Paris, 2025, 428 pages. Toutes les citations du présent texte sont tirées de cet ouvrage.

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