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Rudy Le Cours
Du dernier sommet de Johannesburg où étaient réunis le mois dernier le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (le BRICS), la presse occidentale a fait beaucoup état de l’élargissement de ce groupe, de plus en plus formalisé qui se veut un contrepoids au G-7.
Les adhésions, et ce dès janvier, de l’Arabie saoudite, de l’Argentine, de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de l’Éthiopie et de l’Iran ont peut-être occulté une préoccupation centrale des pays membres : s’affranchir de la domination écrasante du dollar américain dans leurs échanges commerciaux.
L’idée n’est pas nouvelle. Elle est portée depuis plusieurs années déjà par le président du Brésil Luis Inacio Lula Da Silva. Il a d’abord proposé une monnaie commune pour tous les pays d’Amérique du Sud, suggestion plutôt fraîchement accueillie.
Depuis son retour à la direction de la onzième économie du monde, mesurée selon le Produit intérieur brut (le Canada est la huitième), Lula milite au sein du BRICS pour trouver une solution de rechange au dollar dans les échanges commerciaux entre ses membres, voire davantage. De nouveaux adhérents à un ensemble politique et économique encore largement à définir, vise à rééquilibrer un monde dominé par les économies du Nord et leurs grandes infrastructures : Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale et… billet vert.
Le BRICS possède déjà la Nouvelle Banque de développement (NDB, selon son acronyme anglais). Créée en 2014 lors d’un sommet au Brésil, la banque du BRICS comme on la surnomme est basée à Shanghai et présidée par Dilma Roussef, successeure de Lula à la tête du Brésil après ses deux premiers mandats et son alliée depuis toujours.
Les pays en développement sont devenus tributaires du billet vert dont ils doivent détenir des réserves. Cette question est au coeur des interventions de Lula sur la scène internationale. Reste à voir dans quelle mesure elle préoccupe aussi les entreprises privées brésiliennes.
Lula « ne fait qu’actualiser la vocation et la revendication du groupe en faveur d’une « décolonisation de l’ordre mondial » en attendant la venue d’un nouvel ordre », précise dans un échange de courriel Charlie Mballa, professeur adjoint de science politique à l’Université de l’Alberta.
Le rêve d’une nouvelle monnaie
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions occidentales qui en découlent ont éveillé la méfiance des pays qui ne condamnent pas avec véhémence cette agression militaire. L’expulsion de la Russie du réseau international SWIFT, conçu pour faciliter les transactions interbancaires de manière sécuritaire, a eu notamment pour effet de priver la banque centrale russe de ses réserves en dollars. D’autres pays en ont déduit que le réseau peut être utilisé contre eux à des fins politiques.
Créer un réseau alternatif ou une monnaie nouvelle pour contrer la domination du dollar chemine dans l’esprit de leurs dirigeants et plus seulement dans la tête de Lula.
Le communiqué final du sommet de Johannesburg fait état de «l’utilisation des monnaies locales dans les échanges internationaux et les transactions financières entre eux et leurs partenaires commerciaux» fait observer M. Mballa, aussi directeur du CAP-Afriques, rattaché au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation de l’UQAM.
Même si la part des États-Unis dans le commerce international se situait à 11,5 % l’an dernier, le billet vert représente 88,5 % des opérations de change mondiales, 59,5 % des réserves officielles de change et 42,3 % des paiements via le réseau SWIFT, selon la Banque des règlements internationaux (1).
La part de la monnaie chinoise (qu’on l’appelle yuan ou renminbi) dans les réserves officielles de change demeure insignifiante. En revanche, sa part dans les paiements trans-frontaliers entre la Chine et ses partenaires supplante désormais celle du dollar (2).
Pour y arriver, la Banque populaire de Chine (BdC) conclut des accords de swaps de devises avec les banques centrales de ses partenaires commerciaux. Un swap est un instrument financier qui agit comme une police d’assurance, en cas de perturbations sur les marchés financiers qui gèlent l’usage d’une monnaie.
Ainsi, en 2014, elle en a signé un avec la Banque du Canada d’un montant pouvant aller jusqu’à 200 milliards de renminbis. L’accord a été renouvelé en 2017, puis en 2021 pour une durée de cinq ans, nous a précisé la Banque par courriel. La Banque a conclu des accords similaires avec plusieurs autres banques centrales, dont la Réserve fédérale américaine, mais n’a jamais eu jusqu’ici à les activer (3).
La volonté, voire le besoin de s’affranchir du billet vert grimpe d’un cran depuis l’entrée en vigueur l’an dernier du Partenariat économique régional global, le RCEP selon son acronyme anglais. Il s’agit du plus gros accord de libre échange à ce jour qui regroupe 15 économies du Pacifique, dont la Chine et l’Australie. Selon le FMI, il représentera le tiers de l’économie mondiale l’an prochain, contre 26,1 % pour l’ALENA (Canada États-Unis Mexique) et 18,2 % pour l’Union européenne (4).
Or, l’ALENA commerce en dollars américains, les 27 pays de l’Union européenne, surtout en euros, et les 15 du RCEP… en dollars américains.
La Chine, premier exportateur mondial
À la différence de l’économie américaine qui repose surtout sur la profondeur de son marché intérieur, celle de la Chine dépend avant tout de ses exportations. L’an dernier, elle a réalisé un surplus commercial avec plus de 160 pays, dont le Canada, et un déficit avec une quarantaine.
Le surplus commercial total de la Chine a atteint 857 milliards sur une base douanière, l’an dernier (5).
Le BRICS pèse de plus en plus lourd dans l’économie mondiale. En 2003, deuxième année complète de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce, le BRICS représentait 20 % de l’économie mondiale, la Chine, un peu plus de 8 %. Cette année, le BRICS pèse 32,1 %, la Chine près de 20 % à elle seule, mesuré à parité de pouvoir d’achat (PPA). Le poids du G7 est de 29,9 % (6).
(Cela dit, mesuré par habitant, le PIB du BRICS reste beaucoup plus faible que celui des membres du G7.)
Si la Chine parvient à conclure des accords bilatéraux hors de l’influence du billet vert, cela ne signifie pas que le yuan puisse le remplacer pour des transactions entre, par exemple, l’Inde et la Russie ou entre l’Afrique du Sud et le Brésil.
Une nouvelle monnaie transactionnelle plutôt que de circulation a de quoi séduire les pays du BRICS d’autant plus que, l’an dernier, seule l’Inde a affiché un déficit commercial avec le géant chinois.
Un casse-tête économique
La voie vers une monnaie commune au sein du BRICS paraît jalonnée d’obstacles économiques et politiques:
— les pays sont répartis sur trois continents, ce qui complique la mobilité de la main-d’oeuvre;
— les écarts considérables de leur productivité et de leurs finances publiques posent des défis plus grands encore que ceux qu’il a fallu relever pour donner naissance à l’euro;
— leurs systèmes politiques divergents est de nature à compromettre les arbitrages incontournables d’une politique monétaire commune à définir. Bien que fragiles, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud sont des démocraties, la Chine et la Russie, des dictatures.
Faute de monnaie unique, la création d’une monnaie transactionnelle commune, un peu calquée sur les Droits de tirage spéciaux du FMI, paraît plus envisageable, à terme bien entendu.
Cette monnaie pourrait servir à régler les échanges entre les pays du BRICS actuel ou élargi, sans passer par l’intermédiaire dollar (7).
Ainsi, pourquoi la Chine et le Brésil devraient-ils commercer en dollars alors que 34 % des exportations du Brésil prennent la direction de l’empire du Milieu, et seulement 9 % celle du pays de l’Oncle Sam ? Pourquoi vendre du pétrole à l’Inde et se faire payer en dollars américains ? Autant de commissions de change d’épargnées. La Russie vend d’ailleurs son or noir à la Chine, mais ne peut plus se faire payer en dollars.
Cette idée encore embryonnaire peut séduire l’Inde qui se méfie de la puissance chinoise que l’adoption du yuan pourrait muscler davantage.
Le Canada fidèle au dollar
Cette question n’est pas à la veille de hanter les classes politique et entrepreneuriale canadiennes.
La moitié de nos échanges commerciaux sont réalisés avec les États-Unis avec qui le Canada a enregistré des exportations nettes de 234,3 milliards, l’an dernier, selon Statistique Canada. À l’échelle du monde, le surplus commercial canadien s’est élevé à seulement 37 milliards. C’est dire que le Canada importe davantage qu’il n’exporte avec la plupart des pays.
En ce qui concerne les membres du BRICS, c’est avec la Chine que le commerce est de loin le plus important et il est largement en notre défaveur. L’an dernier, notre déficit a atteint 40,4 milliards sur la base de la balance des paiements, selon des données de Statistique Canada, préparées à la demande d’En Retrait. Il se creuse depuis 20 ans.
Beaucoup d’importations chinoises transitent par les États-Unis avant d’arriver chez nous. C’est le cas de tous les gadgets électroniques devenus quasi essentiels à notre quotidien.
Le paiement se fait donc en dollars de la Chine aux États-Unis et, à nouveau en dollars, de là jusqu’à chez nous.
Les échanges commerciaux avec les autres pays du BRICS sont beaucoup moins considérables et marginalement déficitaires. Ils se réalisent en dollars américains, bien entendu.
« Même si seulement la moitié de nos échanges sont avec les États-Unis, de 90 à 95 pour cent se monnayent en dollars américains », explique Benoit Carrière, économiste à Statistique Canada.
Une monnaie commune aux membres du BRICS ? Peut-être. Mais avec le Canada, le billet vert restera encore longtemps la devise de nos échanges commerciaux avec, dans une bien moindre mesure, l’euro.
Quoique bienvenu, le rapprochement récent du Canada avec les dix pays de l’Association de l’Asie du Sud-Est n’y pourra rien changer.
(1) https://www.bnc.ca/content/dam/bnc/taux-analyses/analyse-eco/geo-bref/geopolitique-bref-230705.pdf
(2) idem
(3) https://www.banqueducanada.ca/2015/02/declaration-preliminaire-17-fevrier-2015/
(4) https://fr.statista.com/infographie/30442/principales-zones-de-libre-echange-dans-le-monde/
(5) https://www.visualcapitalist.com/cp/china-trade-partners/
(7) https://www.alternatives-economiques.fr/lula-a-lassaut-de-lhegemonie-dollar/00107018