À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Universal History Archive

L’année qui vient à peine de commencer fera bientôt entendre quantité de rappels des exploits des vainqueurs qui en mai 1945 ont terrassé l’Allemagne nazie. De ce passé sanglant verra-t-on surgir l’aristocratique figure du comte Eugenio Pacelli, pape dont les silences ne sont pas ceux de la prière, mais d’une longue tradition d’antisémitisme qui a longtemps prévalu dans l’église catholique ? Pacelli, un prince de l’église dont le destin n’était pas de sauver de l’horreur le peuple élu de Dieu.

Pierre Deschamps

Depuis le scandale créé en 1963 par la pièce Le Vicaire de Rolf Hochhuth, détracteurs et défenseurs de celui qui fut pape pendant la Seconde Guerre mondiale sous le nom de Pie XII n’ont cessé d’être à la manœuvre.

Ce dont témoignent quantité d’ouvrages, qui « au lieu d’apporter des lumières bienvenues sur un épisode saturé de polémiques, de constater l’historien Étienne Fouilloux, [n’ont fait] que rajouter des pièces dans la machine à fabriquer des arguments contradictoires […] Pie XII et les siens [ayant] moins besoin de jugement, quel qu’il soit, que de mise en lumière du rôle exact qu’ils ont joué dans le drame de la Seconde Guerre mondiale » [1].

Établir ce rôle exact est maintenant possible depuis que les archives du pontificat de Pie XII (1939-1958) ont été déclassifiées en mars 2019 par le pape François 1er, en libre accès depuis le 2 mars 2020. Des archives qui constituent un fonds documentaire considérable riche de quelques millions de feuillets qu’a su habilement exploiter l’historienne Nina Valbousquet dans Les âmes tièdes. Le Vatican face à la Shoah [2].

Un travail d’orfèvre

Scrupuleuse incursion dans les lieux du pouvoir vaticanesque, cet ouvrage restitue avec force détails le monde de l’époque où s’active à l’ombre de la chapelle Sixtine un cénacle de soutanes dont l’ambition première est de maintenir intacte la souveraineté territoriale du Vatican et de veiller aux seuls intérêts de l’Église.

Pendant trois ans, engagée dans une investigation scientifique stupéfiante de précision et de détails, l’historienne Nina Valbousquet a passé au crible ces archives afin de patiemment reconstituer les cercles de pouvoir et les réseaux d’influence autour du pape Pacelli, pour au final rendre compte finement de ce qui se tramait dans les couloirs du palais pontifical.

En donnant à son ouvrage Les âmes tièdes le sous-titre Le Vatican face à la Shoah, Nina Valbousquet a voulu dépasser « une approche classique focalisée sur le pape et sur la diplomatie, [préférant éclairer] les enjeux politiques, humanitaires, religieux et culturels des choix du Saint-Siège ».

Au demeurant, le dépouillement des archives du pape Pacelli restitue les limites de l’action vaticane lors de la Seconde Guerre, dressant un portrait sans complaisance de la doctrine catholique face à la situation qui prévalait alors en Europe, tout en dévoilant les dynamiques internes et les logiques institutionnelles dans lesquelles baigne la Curie romaine. En mettant plus que tout l’accent « non pas sur ce que Pie XII aurait dû faire ou ne pas faire, mais sur ce que le pape et son administration ont fait et décidé de ne pas faire, comment et pourquoi ».

Un antijudaïsme séculaire

L’attitude générale du Vatican au cours des années de guerre est très largement – et historiquement – conditionnée par l’antijudaïsme chrétien reposant sur une hostilité anti-juive séculaire, laquelle fait dire à Mgr Lombardi, administrateur au sein de la secrétairerie d’État du Vatican, en conclusion d’un rapport interne daté du 6 septembre 1940, que : « On voit qu’en dix-neuf siècles la “race” a empiré. »

Comme le souligne Nina Valbousquet, si « le Vatican déplore le racisme biologique nazi et fasciste pour leur dimension antichrétienne, il ne dénonce pas l’injustice de fond des lois antisémites qui excluent les Juifs de la société, et y perçoit au contraire des mesures de défense légitime des États chrétiens ».

À quoi s’ajoute une forme de prosélytisme toujours présent dans certaines sphères catholiques, comme le montre une initiative conduite par des Franciscains en 1946 demandant au pape d’instaurer annuellement une Journée universelle en faveur des Juifs. Initiative qui s’inscrit à proprement parler « dans un courant de fond du catholicisme présent avant, pendant et après la guerre qui voit dans les persécutions antisémites une occasion providentielle de rapprocher les Juifs de l’Église afin de les convertir ».

Mais rien n’y fait, « malgré cette perspective conversioniste, la secrétairie d’État est hostile à une telle solennité en faveur des Juifs ». Mgr Giulio Barbetta, membre de cette auguste institution, affirmant pour l’occasion que « la pitié pour les Juifs, c’est bien, mais il ne faut pas oublier qu’ils ont fait une sacrée bêtise ».

En plongeant dans les plis et replis du pontificat de Pie XII, l’historienne mettra à jour des références persistantes à la « perfide juive » et au « mythe du déicide » – celui du Christ mort sur la croix –, sorte de matrice doctrinale de « l’enseignement du mépris », un antijudaïsme séculaire qui ne sera récusé officiellement par l’Église qu’en 1965.

Quoi d’étonnant alors de constater que, aux demandes répétées de se prononcer sur le sort des Juifs, le Vatican ait constamment mis de l’avant un principe de charité universelle qui consistait à ne pas prendre parti et à prier, « même pour ceux qui ne le méritaient pas ».

L’historienne signale d’ailleurs qu’à l’orée de la Guerre froide, on entendait dans les couloirs du Vatican d’étranges propos qui relaient « la conviction que l’église catholique a été la première victime du nazisme, en Allemagne et ailleurs ».

Un conseiller aux affaires juives

Dans les corridors de la Curie, où seul se fait entendre le bruissement des longues soutanes cardinalistes, se croisent une poignée d’influents qui ont, à des degrés divers, l’oreille du pape Pacelli.

De tous ceux qui gravitent autour du pape, il est un personnage, moins connu certes que Giovanni Battista Montini – le futur Paul VI –, mais dont l’influence se révèlera déterminante. Il s’agit de Mgr Angelo Dell’Acqua, un personnage qui jouera un rôle clé auprès du pape, tout au long des années de guerre et jusqu’au décès du pontife en 1958.

En résumé, les liens qu’entretenaient les deux hommes faisaient en sorte que si Dell’Acqua s’empressait généralement « de donner l’avis qu’il pensait correspondre aux inclinaisons du pape », il est probable « que Pie XII savait que les conceptions de Dell’Acqua sur les Juifs étaient en harmonie avec les siennes » [3].

La conduite du conseiller du pape pour les affaires juives est révélatrice d’une hostilité persistante à tout ce qui pourrait amener le Vatican à aider les Juifs. Ainsi, dans la foulée de la libération de Rome en juin 1944, quand les Américains font appel au Vatican pour tenter de porter secours aux Juifs encore internés dans les camps de concentration, Dell’Acqua, bien que déplorant la gravité de la situation, écrit dans une note datée du 1er juillet 1944, que « le désir du gouvernement américain d’obtenir enfin une protestation publique officielle du Saint-Siège [cache une opération] de propagande [qui] pourrait ainsi avoir plus d’impact ».

Plus stupéfiant encore, Dell’Acqua va même jusqu’à suggérer dans la même note que, « en ce moment précis de la guerre, l’Allemagne semble vouloir agir encore plus cruellement envers les Juifs, qui sait à quelles fins ? […] Peut-être les menaces américaines n’y sont-elles pas étrangères. »

Dépouillant patiemment les archives du pontificat de Pie XII relatives notamment au rôle de Dell’Acqua, Nina Valbousquet en vient à énoncer ce qui a toutes les allures d’une évidence : « le sort des Juifs n’est pas la préoccupation majeure du Vatican : ils demeurent des victimes parmi d’autres… Si bien que les références de Pie XII aux victimes de la guerre « restent génériques et non spécifiques ». Ce qui explique l’amnésie du Saint-Siège vis-à-vis de la Shoah.

Le fil du temps de guerre

Dans l’ordre des événements qui vont marquer l’avènement de Pie XII sur le trône de Saint-Pierre (mars 1939), l’abandon du projet d’encyclique contre l’antisémitisme initié sous Pie XI est annonciateur en quelque sorte du repli du Vatican sur une position où dominent les seuls intérêts de l’Église.

Du reste, dès les premiers mois du pontificat de Pacelli sont esquissés les contours d’une diplomatie dont les principes de neutralité et d’impartialité qui en découlent conduiront le pape à ne pas prendre parti, pour entre autres ne pas favoriser certains catholiques au détriment d’autres catholiques.

Une position qui explique pourquoi, « au moment de l’invasion allemande de la Pologne [pays à forte dominance catholique] en septembre 1939 et des exactions contre les élites et la populations polonaises qui s’ensuivent, le pape ne prononce aucune condamnation ».

Au total, il n’y aura que deux déclarations publiques du pape durant toutes les années de guerre, soit celles de Noël 1942 et de juin 1943, sans qu’il soit fait allusion du génocide en cours ou que soit mentionné explicitement les termes juifs et nazis. De fait, les interventions du Vatican relatives au conflit mondial se limiteront à évoquer un principe de juridiction ecclésiastique et le respect du droit canon.

Au-delà de cet équilibre géostratégique religieux, le Vatican est constamment hanté par le fait que toute prise de position pourrait faire l’objet « d’une instrumentalisation politique de la part des belligérants ». Ce qui aurait, aux yeux de la hiérarchie catholique, pour conséquence funeste de mettre en danger jusqu’à l’existence même du Vatican.

Paradoxalement au cours de la dernière phase de la guerre, le Saint-Siège s’efforce « de démontrer stratégiquement [l’existence de] l’aide du Vatican à l’égard des Juifs persécutés pour prévenir les accusations de passivité et d’inaction ». Ce qui dans les mots de Mgr Dell’Acqua revient à dire que : « Moins nous sommes capables d’agir, plus il est nécessaire de louer les efforts du Saint-Siège. »

Une aide ! Quelle aide ?

Lors du décès de Pie XII, Golda Meir, la ministre des Affaires étrangères d’Israël, salue le rôle du pape, dont la voix « s’est élevée en faveur des victimes ». Cette manœuvre diplomatique souvent citée par les apologistes est en tout point contraire aux nombreux et persistants silences du souverain pontife tout au long des dix années de terreur nazie.

Certes, des membres de l’Église sont bien intervenus pour aider les Juifs. De rares cardinaux, quelques évêques, plus souvent des curés, des prêtres, des religieuses … Quant au pape, Mgr Dell’Acqua s’assure que Pacelli ne prenne pas d’initiatives directes en faveur des Juifs persécutés et que ses réponses aux sollicitations et aux suppliques qui lui sont envoyées de l’extérieur suivent une pratique ancestrale de prudence et de commisération.

Deux exemples de ce type de « formule générale habituelle » utilisée en pareilles circonstances : « le Saint-Siège fait ce qu’il peut » et « le Saint-Siège fait tout son possible et partout pour aider ».

Dans son discours de février 1946, qui porte sur la politique vaticane durant la guerre, « le pape y rappelle l’absolue impartialité du Vatican et justifie sa prudence, le silence étant présenté comme “moindre mal ” ».

Sauver des âmes … nazies

Au cours du pontificat de Pie XII, le Vatican aurait pu s’insurger contre le sort des Juifs d’Europe. Les occasions n’ont pas manqué. Citons parmi tant d’autres les opérations de mise à mort des Einsatzgruppen en Pologne et en URSS, la rafle du Vel d’Hiv en France, la déportation et l’assassinat des Juifs de Hongrie, le massacre des Fosses ardéatines à Rome, le pogrom de Kielce en Pologne … Mais rien n’y fit, le Saint-Siège restait sourd au sort des Juifs.

Lors de l’annonce de la mise en place du tribunal de Nuremberg, l’Église ne se gêne pas pour faire part de sa position sur le sujet : elle « s’oppose fermement aux procès contre les crimes nazis ». Elle est également contre la politique de dénazification des Alliés, lui « préférant amnisties et continuité des fonctions et du personnel », appelant même à la « clémence ».

Plus scandaleux à plus d’un titre, le soutien apporté aux « âmes sauvées » de deux nazis qui s’étaient convertis au cours de ce procès : les appels à l’indulgence à la suite de la condamnation à mort de Hans Frank, le « boucher de la Pologne » ; la « bénédiction papale envoyée à titre ‘privé’ » à Oswald Pohl, le responsable du travail forcé dans les camps de concentration.

Affirmant avoir voulu écrire « une histoire de la Shoah à partir des archives du Vatican », Nina Valbousquet souligne que « l’idée selon laquelle le “ peuple déicide ” serait coupable et responsable de son propre malheur persiste dans l’après-guerre, malgré la défaite du nazisme. Dans un contexte où le Saint-Siège conteste la justice des Alliés et protège certains criminels au nom de la charité chrétienne, la prise de conscience de la Shoah est pour ainsi dire nulle ».

Avec Eugenio Pacelli s’ouvre en ce début d’année le cycle des chroniques de ceux qui firent l’Histoire au cours du 20e siècle. On dit d’eux que ce sont des hommes d’exception parce qu’il faut bien que l’humanité puisse compter sur un panthéon d’êtres d’ici-bas plus grands que nature, question d’instaurer le récit de leur primauté sur le commun, quel que soit les cahots de leur existence. Prochainement donc sur vos écrans en cette année du 80e anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale : Churchill, Staline, Roosevelt, Franco, les va-t’en-guerre japonais …

[1] Étienne Fouilloux, “La Filière et le Bureau”, Archives de sciences sociales des religions, 196, octobre-décembre 2021, pages 51-58.

[2] Sauf mention contraire, les citations de ce texte sont tirées de l’ouvrage de Nina Valbousquet, Les âmes tièdes. Le Vatican face à la Shoah, La Découverte, Paris, 2024, 484 pages.

[3] David I. Kertzer et Roberto Benedetti, in le numéro 218 dirigé par Nina Valbousquet de la Revue d’Histoire de la Shoah, Paris, octobre 2023, page 150. L’article en question rend compte avec précision comment Mgr Angelo Dell’Acqua « fit toujours passer au premier plan la protection de l’Église institutionnelle et conseilla donc invariablement [au pape] de ne prendre aucune mesure en faveur des Juifs d’Europe qui puisse mettre en péril les intérêts de l’Église ».

 

 

 

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