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L’actualité guerrière fait parfois remonter des souvenirs de lecture qui recouvrent de leur ombre une situation politique dont on ne sait l’issue. Ainsi en est-il de la relecture de l’histoire d’un homme qui veut maigrir. Sous la plume de Benny Barbash, Little Big Bang (Zulma, Paris, 2011, 176 pages), une ode à la terre ancestrale. Loin du qui-a-tort-qui-a-raison et de la violence inouïe entre mer et Jourdain.
Pierre Deschamps
Les territoires que se sont disputés de tous temps les peuples de la Terre ne sont rien de moins qu’une reprise de scènes fort anciennes. Dont le primitif match Palatin vs Aventin, pour désigner qui de Romulus ou Remus allait décider du lieu où installer la ville de Rome.
De cette appétence territoriale, le XXe siècle a connu depuis plusieurs formes. On pense ici au Lebensraum, la politique d’expansion territoriale de l’Allemagne nazie.
Que dire, après tant de siècles, de celle qui vise à recréer le monde d’antan ? Ici on pense au Bilad al-Cham ou Grande Syrie, une région qui au Moyen Âge regroupait la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine, dont le remembrement aurait été l’un des rêves hégémoniques du général-dictateur Hafez al-Assad.
Puis il y a le dessein à peine voilé de recréer le Eretz Israel hashlemah ou Terre d’Israël, lequel expliquerait le mitage de la Cisjordanie par des colons israéliens ultra-orthodoxes qui estiment que cette terre appartient de tout temps au peuple élu de Dieu.
La scène familiale
Et voilà que dès les premières pages de Little Big Bang resurgit une famille côté maternel qui compte plein de frappadingues. Une grand-mère qui croit aux miracles et qui accumule les névroses, « dont il n’est d’ailleurs pas prouvé qu’elles soient liées à la Shoah ». Un Papy, astrophysicien de renommée mondiale qui évoque constamment les trous noirs, même pour une question d’embonpoint.
Et les enfants de la deuxième génération qui souffrent du silence des parents de première génération. Dont cet homme qui raconte son passé auprès d’une mère rescapée de la Shoah. Soudain, ils tombent dans les bras l’un de l’autre, « alors que durant toute son enfance, elle ne l’avait jamais touché. À l’exception de toutes les sévères raclées qu’elle lui avait administrées ».
Dans des saynètes où pointe à toute heure le souvenir morcelé de la Shoah, les membres de la famille sont mis en scène par Assafi, le fils-narrateur âgé d’à peine 12 ans, plaçant le lecteur en position de spectateur privilégié d’une vie familiale championne des confrontations en tout genre, les plus récurrentes étant celles qui constamment opposent la mère au père, dans une sorte de pépiement incessant sur tout et rien.
Un régime, vite
Ainsi se dessine peu à peu le terreau fertile de cette fable qui verra le lecteur être très tôt présenté au père, trop gros dit son fils qui se fait demander par son père : « J’ai un gros bedon, n’est-ce pas ? ». Ce que le fils ne peut démentir. Conséquence, le père lance que : « À partir de demain, régime. »
Dès ce moment, le lecteur accompagne le père dans sa recherche effrénée d’un régime minceur miracle. Se bousculent les uns à la suite des autres des régimes en tout genre, dont le premier à base de lait et de pommes fut tôt abandonné quand le père « se mit à avoir l’impression d’être lui-même une pomme ». Suivit un régime à base de concombres, qu’il délaissa dès que le sentiment d’être un concombre se pointa, tant « il n’était pas certain qu’il valait mieux se sentir pomme. Laquelle est ronde, elle, au moins ».
Suivirent chou, carotte, pop-corn, chou-fleur, riz, brocoli, épinard, aubergine, raisin… et tant et tant de recettes diététiques qui le conduisent découragé à prendre « rendez-vous avec la spécialiste israélienne de l’alimentation et du juste amaigrissement », qui lui fait subir un nombre incalculable d’examens, allant même jusqu’à mesurer l’élasticité de ses lobes d’oreille, « pour finalement décider que, dans son cas particulier, une seule solution s’imposait : le régime à base d’olives ».
Un symbiose auriculaire
Peu après cette visite, le noyau d’une de ces olives de régime fait son chemin dans l’organisme du père pour ne plus jamais le quitter : un beau matin ce quelque chose qui lui sort de l’oreille a toutes les apparences d’un olivier, dont les racines pendent de son palais.
« L’arbre avait pris racine un peu partout dans le cerveau de Papa […] À l’inverse, des cellules nerveuses situées dans le cerveau de Papa envoyaient des impulsions aux branches de l’arbre, par les racines », raconte le fils.
« Non seulement il te pousse un arbre dans l’oreille, mais en plus ton sang coule de ses branches », dit la mère à son époux épouvanté à l’idée qu’un arbre fasse ainsi corps avec le sien.
Quand le père a soif et que la mère lui fait « couler quelques gouttes d’eau dans le creux de son oreille, la sensation de soif le quittait aussitôt comme s’il avait bu un verre d’eau ». Et s’il lui arrivait d’avoir la nausée, « c’était à cause de la photosynthèse de l’arbre, qui en s’abreuvant d’un surplus d’oxygène modifiait son taux de glucose dans le sang ».
L’oreille plantée
Soumise à l’examen d’un neurologue arabe, l’oreille du père l’amena en zone palestinienne, car, affirma ce spécialiste, « seul un cultivateur expérimenté pourra vous aider à résoudre votre problème ».
Une fois en présence de ce Palestinien des territoires occupés, qui lui raconta avoir souvenir d’autres cas semblables, il se fit dire qu’il fallait apprendre à vivre avec l’arbre « sinon sa tête allait éclater. » D’où cet impérieux conseil : « Si vous savez l’écouter et tenir compte de lui, il poussera jusqu’à atteindre une taille qui convienne exactement à votre tête. »
Ce jour-là, épuisé par toute l’attention dont il était l’objet, le père s’allongea sur le sol et s’endormit. Quand il voulut se lever, il ne parvint pas à soulever la tête. « J’ai l’impression d’avoir pris racine », dit-il.
En effet, l’olivier qui poussait dans son oreille avait pris résidence dans le sol palestinien, une situation qui allait rapidement devenir « la pierre d’achoppement du conflit israélo-palestinien ».
La ronde des importants
Face à cette situation problématique, on vit défiler tour à tour un officier, son supérieur, le supérieur de ce supérieur et ainsi de suite jusqu’au commandant de la région militaire et au ministre de la Défense. Même le chef de la sécurité palestinienne se déplaça « pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un coup médiatique pour empêcher la restitution du territoire à leur autorité ».
Un forum de rabbins, « réunis autour de la question des frontières du Royaume de David, décréta que le miracle qui se produisait sous leurs yeux, à savoir un Juif attaché à la terre […] était un message envoyé directement par Dieu, effrayé à l’idée de voir la terre de nos ancêtres passer aux mains d’une puissance étrangère. »
Un émissaire du pape alla même jusqu’à demander « à ce que soit vérifiée l’éventuelle origine chrétienne de notre famille, auquel cas il faudrait sanctifier Papa », s’étonna d’entendre le fils.
Le défilé des sommités en tout genre se poursuivit sans relâche. Le lendemain des écolos exigèrent que le terrain où le père avait pris racine « soit transformé en réserve naturelle ». Se succédèrent sur les lieux un représentant de l’ONU, Al Gore, des membres des sectes messianiques, des curieux, des touristes, bref le monde entier. Si bien qu’au bout d’une semaine, on érigea une clôture autour du territoire, construisit un portail, installa une caisse « afin de percevoir un prix d’entrée pour la visite du site ».
Le sol ancestral
De palabre en palabre, on décréta que « le territoire resterait entre les mains des Israéliens, jusqu’à ce qu’une solution viable soit trouvée. Quelques propositions furent lancées, telles que l’établissement d’une souveraineté commune ou internationale, mais la droite, Mamie en tête, les repoussa systématiquement, décrétant que “toute terre sur laquelle un Juif est planté nous appartient à nous, à tout jamais” ».
Donc Little Big Bang, le récit plein de drôlerie et d’exagération d’une occupation caricaturale d’un territoire sous autorité israélienne, s’inscrit bien dans ces tentatives – beaucoup moins amusantes à lire, à vrai dire – qui visent à expliquer le droit au sol de l’un au détriment de l’autre. Tout l’art de Benny Barbash aura été de faire d’un roman un pamphlet politique, pour dire sous couvert de fiction que le droit au sol demeure inaliénable.
Ce dont témoigne, encore et toujours, l’actualité : « L’année 2023 a marqué un record pour l’avancée des colonies israéliennes en Cisjordanie occupée, avec le plus grand nombre de permis de construire délivrés depuis 30 ans. » Trois jours après la parution de cette information dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour (2.08.20204), Le Monde rapportait que : « Plus de 1 200 hectares de terres palestiniennes ont été décrétées “terres d’État” par le gouvernement de Benyamin Netanyahou. »
Comme le dit le cinéaste Michel Hazanavicius : « Comment ne pas voir qu’avec les mots se forment les idées, et qu’après les idées viennent les actes ? »