À propos de l'auteur : Paul Tana

Catégories : Cinéma

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Paul Tana

Deux jours avant la clôture des Rendez-Vous Cinéma Québec 2024 (RVCQ), j’ai vu Onze jours en février, un documentaire de Jean-Claude Coulbois.

Le film est construit avec une très belle cohérence à partir du simple fil constitué par ces onze jours pendant lesquels s’opère l’effacement pur et dur du nom de Claude Jutra du paysage historique du cinéma québécois et de l’espace public de notre belle province.

Ça se passe en février 2016 au moment où se déroulaient les RVCQ de cette même année.

Tout commence avec la publication de la biographie de Jutra par le critique Yves Lever (1942-2020). Quatre lignes du livre enflamment les esprits : « Si certains de ses amis pensent que ces pratiques pédophiles sont surtout platoniques, de nombreux témoignages révèlent que ce n’est pas le cas (…) personne n’a porté plainte auprès des autorités. »

Et c’est là que l’agitation commence au sein du ministère des Affaires culturelles du Québec. Confrontée à d’autres révélations, la ministre d’alors, Hélène David, demande de retirer le nom de Jutra au Gala des Jutra, notre soirée des Oscars depuis 1999. Elle sensibilise aussi la commission de la toponymie et les municipalités au problème posé par le nom : Claude-Jutra.

Du jour au lendemain, ou presque, ce nom disparaît brutalement : le gala des Jutra sera rebaptisé, tout comme la grande salle de la Cinémathèque québécoise, tout comme beaucoup de rues, parcs et places des villes du Québec. À Montréal la sculpture de Charles Daudelin créée en hommage à Jutra (et au cinéma québécois), sera déboulonnée et remisée dans un entrepôt municipal.

C’est un impitoyable enchaînement des faits que le film met en scène, en utilisant les documents d’actualités de l’époque : téléjournaux, émissions d’analyse, titres de journaux.

La condamnation publique de Jutra y est claire et nette !

La perle appartient au Journal de Montréal. Roch Demers, l’historique producteur montréalais de La guerre de tuques et de très nombreux autres films pour enfants, raconte qu’il a été interviewé pendant plus d’une heure au Journal. Il a essayé de donner sa vision nuancée de l’affaire Jutra. Le titre le lendemain : « Un producteur de films pour enfants défend un pédophile .»

C’est effarant !

Aux actualités de 2016 se juxtaposent divers témoignages d’aujourd’hui qui remettent en question les certitudes, les jugements à l’emporte-pièce d’il y a huit ans.

Parmi les plus significatifs il y a celui de Thomas Vamos, grand directeur de la photographie du cinéma québécois. Avec sa voix douce et posée il décrit avec précision le conformisme ordinaire dans lequel nous avons tous noyé l’affaire Jutra. Ce climat lui rappelle celui de sa Hongrie natale sous le régime communiste qu’il a dû fuir en 1956 lorsque les chars d’assaut soviétiques ont envahi Budapest pour mâter la révolte populaire contre le régime.

Celui de l’avocat criminaliste, Jean-Claude Hébert. Devant un juge, explique-t-il, les arguments invoqués à propos de Jutra ne tiennent pas la route. Il n’y a pas de preuves en tant que telles. Claude Jutra n’était pas là pour se défendre (atteint par la maladie d’Alzheimer, il s’est suicidé en 1986 ) et le plaignant est demeuré anonyme. On a fait un procès public à Jutra, avec toute la ferveur malsaine du populisme.

Et enfin Denys Arcand : caustique comme il sait l’être. Il dit à peu près ceci : par définition un ministère prend toujours des décisions avec la plus exaspérante des lenteurs, avec Claude Jutra la ministre a couru plus vite que son ombre et s’est plantée. Et avec elle, j’ajouterais, nous nous sommes tous plantés.

En effet, où étions-nous tous à l’époque? Comment avons-nous pu être aussi incapables face à toute cette dérive: comment avons-nous pu être aussi silencieux, muets, collectivement indifférents?

Ces questions, le film ne les pose pas directement à la manière d’un simple pamphlet propagandiste. Non, il les provoque en nous spectateurs, témoins ou non de l’affaire Jutra, en exposant des faits, clairs, simples, précis.  Et c’est ce qui fait sa force.

A voir et revoir Onze jours en février car au-delà de l’affaire Jutra, le film interroge les temps que nous vivons, où on déboulonne bien des statues, on lave au présent les injustices du  passé avec les crédo des néo-catéchismes de la rectitude politique,  on  se pense  bien « smarts », des  « premiers de classe », mais on n’est au fond que « des nains sur les épaules des géants » tel que l’écrivait Bernard de Chartres au XIIième siècle.

Et ça, on l’oublie tout le temps !

Onze jours en février, un film incontournable qui prend l’affiche le 29 mars au Cinéma du Musée à Montréal. Informez-vous pour connaître sa programmation dans votre ville!

Produit, écrit et réalisé par Jean-Claude Coulbois; Producteur conseil : André Théberge; Montage : Annie Jean; Direction photo : Geoffroy Beauchemin; Son :Richard Lavoie, Olivier Calvert, Martin M.Messier; Musique :Larsen Lupin.

Avec la participation de Denys Arcand, Dany Boudreault, Éric Daudelin, Rock Demers, Jean-Claude Hébert, Marcel Jean, Lucette Lupien, Hugo Pilon-Larose, André Roy, Eve Seguin et Thomas Vamos

Québec 2024  Durée 81 minutes

Étoiles ***1/2

2 Commentaires

  1. Lucette Lupien 15 mars 2024 à 3:31 pm-Répondre

    Cher Paul,

    Très beau texte et bonne analyse du film impitoyable et pourtant si humain de Jean-Claude Coulbois sur notre société.

    Merci beaucoup,

    Lucette

  2. François 23 mars 2024 à 12:33 am-Répondre

    Je ne comprends pas l’indifférence facile de certains commentateurs du scandale Jutra.

    Des enfants détruits qu’on ignore avec des mots « bien dits ».

    Entre un film et un enfant, je choisis l’enfant.

    Les autruches, c’est faux, ne mettent jamais leur tête dans le sable. Elles ne sont pas bêtes, les autruches.

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