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Flaubert passe sa jeunesse à Rouen, dans un logement de fonction de l’Hôtel-Dieu où son père exerce comme chirurgien-chef. Cette ville jouera un rôle central dans “Madame Bovary”, un roman qui fera la gloire de son auteur.
La toute récente parution du Dictionnaire amoureux de Flaubert [1] est l’occasion que l’on n’attendait plus pour parler de cet écrivain dont l’un des premiers écrits a laissé une trace indélébile dans le paysage romanesque de langue française.
Pierre Deschamps
Oeuvre magistrale à bien des égards, Madame Bovary. Mœurs de province a donné naissance à tout un éventail de travaux critiques qui ont magnifié l’écrivain au-delà de tout entendement. Car « avec Flaubert, la littérature trouve la figure emblématique de “l’homme-plume”, de l’écrivain absolu qui confond son existence avec l’instrument de son métier [qui] ne pense que “la plume à la main” » [2].
Une floraison tardive
Jusque vers 1960, Flaubert sera considéré comme un auteur de second ordre, à quelques encablures derrière Stendhal, Balzac, Zola. Tout change avec l’avènement de la Nouvelle critique [3] qui fera de Flaubert « l’incarnation d’une écriture conçue comme un projet radical, et l’affirmation d’une esthétique nouvelle donnant naissance au roman moderne » [4].
Si bien que l’auteur de Madame Bovary jouit depuis d’une aura toute particulière auprès de l’intelligentsia française. À un point tel que dans l’introduction d’un recueil qui regroupe une douzaine de ses études sur ce roman, Yvan Leclerc, professeur de lettres modernes à l’Université de Rouen, éminent spécialiste de Flaubert, lance, à quiconque voudrait contester la prééminence d’une telle œuvre sur toutes les autres, un tonitruant « Imagine-t-on la littérature sans Madame Bovary ? » [5].
Dans la même veine, signalons que dans L’orgie perpétuelle, un ouvrage consacré tout entier à Flaubert et à Madame Bovary, l’académicien nobélisé Mario Vargas Llosa confie que : « Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu’une bonne partie des êtres en chair et en os que j’ai connus », tout en ajoutant n’en connaître « aucun avec qui j’ai eu une relation plus clairement passionnelle qu’Emma Bovary » [6].
Ainsi naît la renommée
On peut tout de même légitimement se demander d’où origine cette domination extrême accolée à une œuvre dont l’incipit est le plus analysé de toute la littérature française [7].
La réponse se trouve dans Flaubert et le moment théorique [4], la somme de quatorze aventures critiques qui se révèlent être des rappels fort utiles d’autant de moments historiques témoignant des avancées intellectuelles des années 1960-1980 :
« De Roland Barthes à Michel Foucault, de Jean-Paul Sartre à Pierre Bourdieu ou à Jacques Rancière, de Michel Butor, Nathalie Sarraute et Alain Robbe-Grillet à Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, de Jean-Pierre Richard à Gérard Genette, c’est toute une génération qui reconnaît en Flaubert la figure souveraine de l’écrivain, au sens absolu du terme, à la fois prophète du minimalisme, théoricien du style et du travail sur la prose, penseur du processus créatif et inventeur du roman moderne » [4].
Véritable Who’s who de tous ceux qui comptaient dans le Paris intellectuel des années 1960-1980, ce bataillon de Bovariens allait par son intense activité éditoriale imposer la figure de Flaubert, écrivain de l’absolu, démiurge de l’acte d’écrire. Autrement dit, l’effervescence de l’époque a eu pour effet de statufier Flaubert à tout jamais.
L’embrasement critique
De toutes les expériences critiques revisitées dans Flaubert et le moment théorique, arrêtons-nous sur celle de Geneviève Bollème, dont l’ouvrage Préface à la vie d’écrivain, publié en 1963 au Seuil, dans la collection Pierres vives, est à bien des égards à l’origine de l’épopée flaubertienne qui allait suivre.
Cette anthologie « réunit des extraits de lettres strictement limités aux passages où Flaubert parle de littérature : ses lectures, son métier de romancier, ses goûts et ses aversions littéraires, ses méthodes, les difficultés qu’il rencontre dans ses rédactions, ses intentions artistiques, ce que signifie pour lui l’acte d’écrire » [4] .
L’ensemble lance la ferveur intellectuelle pour le Flaubert chroniqueur de son propre travail d’écrivain et inaugurera le long cycle de publication de ses lettres – plus de 4 000 adressées à quelque 300 correspondants – dans lesquelles « s’y expose aussi le devenir d’un écrivain : nous l’entendons raconter, de lettre à lettre, d’espoirs en rages, d’opinions assurées et prophétiques en lassitudes profondes. C’est le récit d’une création acharnée, prise dans les antagonismes de son temps, que nous suivons, par épisodes successifs » [8].
Ce qui fera dire à Régis Jauffret que : « L’ensemble des lettres qui nous sont parvenues constituent une part de son œuvre au même titre que L’Éducation sentimentale ou un Cœur simple. [1] »
Une femme de lettres
À la suite de la lecture de Madame Bovary, une certaine Marie-Sophie Le Royer de Chantepie [9] écrira à Flaubert le 18 décembre 1856 que : « J’ai vu d’abord que vous aviez écrit un chef d’œuvre de naturel, et de vérité. Oui, ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie. C’est vous dire assez monsieur combien j’ai compris les tristesses, les ennuis, les misères, de cette pauvre dame Bovary » [1].
Dans une lettre datée du 18 mars 1857, Flaubert lui confie que : « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout puissant : qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voit pas » [10]. Une affirmation, plutôt une posture – comme on disait naguère – qui allait contribuer à établir durablement la figure de Flaubert, écrivain total.
Curieux personnage tout de même que cette Marie-Sophie Le Royer de Chantepie, avec qui Flaubert entretiendra une correspondance durant près de vingt ans : « À l’instar de la Bovary, elle voudrait dormir sans cesse ou ne pas exister. Elle n’a pas la hardiesse d’Emma et ni ne fornique, ni ne s’endette, ni ne se suicidera » [1].
La fulgurance critique
Au final, on ne se privera pas de dire tout le plaisir qu’il y a à plonger dans une époque d’une intense activité théorique qui peut être critiquée pour ses dérives, mais dont certaines avancées ont remarquablement contribué à la refondation du regard critique sur l’œuvre littéraire. Flaubert et le moment théorique revêtant pour ainsi dire les habits d’un virtuel septième volume – sur la critique littéraire contemporaine – du naguère dominant Lagarde et Michard [11].
Au regard d’aujourd’hui, et après une longue période de latence, pour ne pas dire de sevrage, la critique littéraire actuelle fait – très ? – piètre figure. Comme si les excès du passé avaient – définitivement ? – tari la source de l’invention critique. Devrions-nous le regretter ?
[1] “Dictionnaire amoureux de Flaubert”, Régis Jauffret, Plon, Paris, 2023, 469 pages.
[2] Yvan Leclerc, ‘Par quelle mécanique compliquée’, in “Plans et scénarios de Madame Bovary”, CNRS Éditions / Zulma, coll. Manuscrits, Paris / Cadeilhan, 1995, 195 pages.
[3] Expression générique qualifiant un ensemble hétéroclite de commentateurs de la chose littéraire issus du Nouveau Roman, de la Linguistique, de la Psychanalyse, de la Sociocritique, du Structuralisme, de la Philosophie postmoderne.
[4] “Flaubert et le moment théorique (1960-1980)”, sous la direction de Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot, CNRS Éditions, Paris, 2021, 293 pages.
[5] “Madame Bovary au scalpel. Genèse, réception, critique”, Yvan Leclerc, Classiques Garnier, coll. Études romantiques et dix-neuvièmistes 59, Série Flaubert, Paris, 2017, 240 pages.
[6] “L’orgie perpétuelle (Flaubert et Madame Bovary)”, Mario Vargas Llosa, Gallimard, Paris, 1978, 240 pages.
[7] « Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. »
[8] ‘Avant-Propos’, in “L’œuvre de l’œuvre. Études sur la correspondance de Flaubert”, sous la direction de Raymonde Debray-Genette et Jacques Neefs, Presses universitaires de Vincennes, coll. Essais et savoirs, Saint-Denis, 1993, 192 pages.
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Sophie_Leroyer_de_Chantepie
[10] Rabat de la page de couverture, in “Madame Bovary”, Gustave Flaubert, Imprimerie nationale, coll. La Salamandre, Paris, 1994, 640 pages.
[11] Manuel de la France républicaine des années 1950-1960, l’encyclopédique Lagarde et Michard compte six volumes, du Moyen Âge au 20e siècle. Référence incontournable du monde scolaire francophone du siècle passé, l’ouvrage est toujours édité par la maison Bordas.