À propos de l'auteur : Antoine Char

Catégories : International

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Antoine Char

The British Invasion ! Les médias américains avaient vite qualifié ainsi l’arrivée des Beatles, Rolling Stones et autres groupes venus d’un archipel brumeux européen.  Une soixantaine d’années plus tard, cette ruée britannique se fait dans les salles de rédaction de l’Oncle Sam.

Du Washington Post au Wall Street Journal, en passant par l’Associated Press, Bloomberg News, CNN, le New York Post et le Daily Beast notamment, on ne compte plus les médias américains avec des anciens de Fleet Street, où pendant des lustres étaient concentrés les quotidiens londoniens. Piers Morgan est sans doute le plus connu pour avoir remplacé l’animateur Larry King entre 2011 et 2014.

Les médias de la plus puissante démocratie au monde doivent-ils pour autant « s’inquiéter » ? Ils ont après tout déjà été « envahis » par Peter Jennings (1938-2005) à ABC, Morley Safer (1931-2016) à CBS, Robert MacNeil à PBS (1931-2024) ou encore John Roberts à Fox News. Tous des Canadiens.

Une grande différence cependant : c’est désormais aux postes de direction que déferlent les « cousins » outre-Atlantique. Pourquoi ?

« Au fil des années, diverses raisons ont été avancées pour expliquer pourquoi les rédactions américaines aiment embaucher des rédacteurs britanniques, depuis les allégations d’une “ histoire d’amour émotionnelle “ (que je ne trouve pas particulièrement convaincante) jusqu’au désir de rafraîchir le langage et la culture éditoriale des rédactions américaines », rappelle Jon Allsop, pigiste au New Yorker, The Atlantic et le New York Review of Books (échange de courriels).

Journaliste … anglais, il tient aussi une infolettre pour la Columbia Journalism Review. Pour lui, « les journaux britanniques, en particulier, sont souvent plus exigeants et plus irrévérencieux que leurs homologues américains  » et crise médiatique oblige, « les rédacteurs britanniques ont été habitués à faire plus avec moins (et peuvent eux-mêmes être moins chers à embaucher que leurs homologues américains). »

Mots enchanteurs

Dans la sempiternelle crise médiatique — en partie causée par une perte de confiance d’un public ayant décidé de « s’informer ailleurs » — « faire plus avec moins » sont des mots enchanteurs pour les grands patrons comme Jeff Bezos qui a acheté le Washington Post pour 250 millions en 2013.

Remplir le tiroir-caisse c’est bien, mais la presse dite traditionnelle (américaine ou autre) semble avoir oublié ces paroles de Samuel Langhorne, dit Mark Twain (1835-1910) : « Un journal ne sert pas seulement à rapporter l’actualité telle qu’elle est, mais à rendre les gens en colère pour qu’ils fassent quelque chose. »

Cette « colère » se retrouve aujourd’hui surtout dans la jungle des médias sociaux qui se targuent d’être des « industries de la connaissance » face aux « vieux » médias jugés trop « élitistes » et qui dans le cas des États-Unis ont été déconnectés du « peuple » qui a choisi un « milliardaire » devenu le premier criminel condamné à entrer à la Maison-Blanche.

Toujours est-il que supprimer des emplois afin de se maintenir à flot ou, plus rarement engranger des bénéfices, est le lot de ces derniers qui, en terre d’Amérique, estiment que la « potion magique » pour les sauver vient des « cousins » de la «perfide Albion »où la compétition entre les médias est plus féroce et où payer une source d’information n’est pas d’office considéré un crime de lèse-majesté.

L’éthique d’acier de la BBC ou du Guardian n’est pas équitablement répartie dans le paysage médiatique du Royaume-Uni où les tabloïds (Sun, Mirror, Daily Star avec leurs quelque sept millions d’exemplaires par jour) font souvent l’« agenda-setting » du royaume (1)

Dans tous les cas, ceux à qui rêvent les médias américains en offrant leur direction à des Britanniques c’est un Mark Thomson, le nouveau boss de CNN. Il a quitté la BBC en 2012 pour diriger le New York Times en proie alors à des problèmes financiers et à des licenciements. Si aujourd’hui la Old Gray Lady (surnom du NYT), est beaucoup moins grise c’est grâce à lui : le quotidien le plus influent de la planète compte près de huit millions d’abonnés numériques. Un record.

« Trop idéologique »

Pour Ben Smith, ex-journaliste au New York Times et cofondateur en 2022 de Semafor (https://www.semafor.com) « les propriétaires de médias [américains] pensaient que leurs journalistes devenaient trop idéologiques et pas assez commerciaux, et ils considèrent les Britanniques comme plus économes et plus cyniques à bien des égards » (échange de courriels).

Et, ajoute Joe Stephens, professeur de journalisme à l’Université Princeton, « peut-être que les rédactions américaines sont tout simplement à court d’idées nouvelles ».

Peut-être, mais … tout a vraiment commencé avec l’Australo-britannico-américain Rupert Murdoch, le grand patron notamment de FOX News et du Wall Street Journal. « C’est lui qui, en fin de compte, a lancé les carrières de rédacteurs et de cadres britanniques dans les médias américains », rappelle Jon Allsop.

Un exemple parmi d’autres : l’arrivée en novembre 2023 de Will Lewis, un « protégé » de Murdoch, au poste de commande du Washington Post. Depuis son entrée dans le journal qui a rendu célèbres Bob Woodward et Carl Bernstein avec l’affaire du Watergate qui fit tomber Richard Milhous Nixon en 1974, rien ne va plus.

Lors de la présidentielle de l’an dernier, le Wapo a refusé, pour la première fois depuis 40 ans, de jeter son dévolu sur un candidat. Afin de ne pas s’attirer les foudres de Donald Trump en cas de victoire à la présidentielle du 5 novembre, Bezos, aurait donné l’ordre à Lewis de rester « neutre ».

L’ex-éditeur du Daily Telegraph, qui a comme bras droit Robert Winnet un ancien collègue de ce journal conservateur, a obéi au grand patron d’Amazon avec ces mots le 25 octobre dernier : «Le Washington Post ne soutiendra aucun candidat à la présidentielle lors de cette élection, ni lors d’aucune autre élection présidentielle à venir. Nous revenons à nos racines qui consistent à ne pas soutenir de candidats à la présidentielle.»

Fort bien, mais aller dire à son équipe que « les gens ne lisent pas vos trucs », c’est un peu cavalier. Depuis, rien ne va plus au journal où plusieurs journalistes ont démissionné et des milliers de lecteurs ont annulé leur abonnement. Tout cela alors que Lewis a pour mission d’endiguer les pertes du quotidien qui dépassent les 70 millions de dollars.

Pour Allsop, « il y avait des points d’interrogation éthiques légitimes autour de certains aspects de la conduite de Lewis et Winnett lorsqu’ils travaillaient pour des journaux à Londres, mais tout cela semble parfois se transformer en une crainte généralisée que les Britanniques avec leur morale crasseuse de Fleet Street viennent aux États-Unis pour subvertir sa culture journalistique immaculée ».

Le mur

Martin Dunn a été l’éditeur du tabloïd londonien Today (1986-1995) avant de diriger le New York Daily News. Pour lui, « l’une des principales raisons pour lesquelles les dirigeants britanniques ont été recrutés par les grandes sociétés de médias américains est qu’ils possèdent une compréhension du secteur des médias et du journalisme. Aux plus hauts niveaux des médias au Royaume-Uni, nous sommes formés non seulement à l’art de la narration, mais aussi aux réalités du monde des affaires. Le mur entre le journalisme et le côté économique des médias est bien plus faible au Royaume-Uni : les dirigeants sont bien plus conscients des défis commerciaux et sont disposés à les contourner ou à s’y adapter » (échange de courriels).

Selon le Financial Times, citant un responsable des médias proches de plusieurs patrons britanniques, « si les bons moments duraient encore, ils ne seraient pas là. Les Britanniques supporteraient-ils que les Américains dirigent tous leurs journaux ? Absolument pas. Et c’est tout à l’honneur de l’Amérique que les étrangers soient autorisés à entrer et accueillis » .(2)

Martin Dunn n’est pas aussi catégorique : « Eh bien, nous avons eu Conrad Black et Rupert Murdoch comme propriétaires. Ne pensez pas que quiconque dans les rédactions se soucierait d’avoir un dirigeant américain tant qu’il sait ce qu’il fait et peut avoir une stratégie plutôt que de simplement en parler. »

Pour Jon Allsop, « dans l’ensemble, je dirais que la réaction collective, dans la mesure où elle existe, a toujours été plus une question de curiosité qu’autre chose (teintée parfois, du moins à mon sens, d’une sorte de condescendance) ».

Autre success story à la sauce anglaise, Vogue, l’un des magazines de mode les plus populaires au monde avec un tirage de plus de 10 millions dans 27 éditions différentes. À sa tête depuis une trentaine d’années, Anna Wintour. Elle est aujourd’hui … Américaine.

Difficile de savoir combien de Britanniques se retrouvent parmi les quelque 85 000 Américains œuvrant dans les salles de rédaction, mais ils sont plus présents que jamais, d’Errol Barnett, l’animateur de CBS Morning News à Daisy Veerasingham, la patronne de l’Associated Press, la plus grande agence de presse mondiale.

« Les Britanniques arrivent ! ». Paul Revere est entré dans les livres d’histoire en galopant à travers le Massachusetts pour avertir les rebelles américains de l’approche des tuniques rouges de George III. Il n’a pas vraiment prononcé ces trois mots. Qu’importe, dans bon nombre de salles de rédaction américaines, les Britanniques arrivent vraiment.

 

 

 

 

 

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