À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : Québec, Économie

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Daniel Raunet

Au départ, la fermeture sauvage des sept entrepôts d’Amazon du Québec n’a pas troublé outre mesure le premier ministre François Legault, qui s’est contenté de dire « j’ai une pensée pour les travailleurs ». 1903 licenciés, plus 2640 autres chez les sous-traitants. [1] Ce qui contraste avec la réaction du ministre fédéral de l’Industrie François-Philippe Champagne qui a promis de réviser les « relations d’affaires » du Canada avec cette firme. [2]

Le mois dernier à Québec, il n’était pas question de représailles, Amazon pas touche. « C’est une décision d’affaires d’une compagnie privée ; je ne peux pas commencer à aller gérer une compagnie privée », a expliqué François Legault. Pour changer d’avis sous le choc de la guerre tarifaire déclarée par Donald Trump et annoncer, le 4 février, une révision des contrats infonuagiques afin de tenter de sevrer le Québec de ses liens avec Amazon. [3]

Le patron d’Amazon, le libertarien Jeff Bezos, n’hésite pas, lui, à s’alimenter aux mamelles des États pour gonfler ses profits. Y compris de l’État québécois, en particulier grâce à une concession tarifaire d’Hydro-Québec estimée à 365 millions $ [4].

Un deuxième siège social d’Amazon à Montréal ?

La fascination des politiciens face aux multimilliardaires ne date pas de François Legault. En 2017, l’administration Coderre était prête à dérouler le tapis rouge pour qu’Amazon installe son deuxième siège social à Montréal. [5] Un investissement de cinq milliards de dollars, un potentiel de 50 000 nouveaux emplois, il y avait de quoi se lécher les babines. Denis Coderre, Justin Trudeau et Philippe Couillard faisaient miroiter à la multinationale des avantages immobiliers du côté de Griffintown et des tarifs d’électricité préférentiels. Sur les 238 candidats, Toronto a été la seule ville canadienne à accéder à la liste des 20 finalistes. Amazon a fini par choisir Arlington (Virginie), en banlieue de Washington, à deux pas du Pentagone.

C’est également sous Philippe Couillard que le Québec a commencé à favoriser Amazon. La sortie de 164,72 hectares de la réserve des terres agricoles en 2017 pour accueillir un centre de distribution d’Amazon à Coteau-du-Lac constituait à n’en pas douter un cadeau appréciable du gouvernement libéral d’alors. L’équivalent de 232 terrains de football, note l’ancienne députée solidaire Émilise Lessard-Therrien. [6]

Une multinationale accro aux deniers de l’État

En décembre 2021, une chercheuse, l’urbaniste Christine Wen, expliquait dans un rapport sur Amazon [7] qu’après sa fondation en 1994, la firme avait pour politique d’installer ses entrepôts dans des juridictions qui lui permettaient d’éviter de payer des taxes de vente. À partir de 2012, le virage des livraisons le jour même l’a toutefois amenée à s’installer plus près de ses marchés, donc à s’exposer à payer les taxes. Avec parfois des batailles homériques, comme son refus pendant des années de payer 387 millions $ CAN au Texas. En 2017, la multinationale s’est finalement soumise aux règles locales, mais elle a créé dans chaque État un bureau des exemptions fiscales afin que chaque nouvel entrepôt soit subventionné. « Avec un tel nom célèbre et une telle popularité auprès des consommateurs, quel maire ou quel gouverneur aurait dit non ? », ironise Christine Wen.

Une tactique payante selon l’ONG Good Jobs First. Elle évalue à 11,6 milliards $ US (16,84 $CAN) le montant des subventions publiques octroyées à Amazon par les différents États américains et les collectivités locales (en date du 31 janvier 2025) [8]. Des subventions qui, comme chez nous, encouragent le déclin du commerce de détail et détruisent le tissu économique de bien des communautés.

Le Canada est généralement frileux face aux géants du web. Néanmoins, en 2017, le Bureau de la concurrence a conclu une entente de 1,1 million $ avec Amazon pour mettre fin à la pratique d’annonces frauduleuses sur des prix supposément inférieurs [9]. Depuis deux ans, le Bureau fait affaire aux tribunaux pour obtenir une série de documents de la part d’Amazon dans le cadre d’une enquête sur les pratiques commerciales de la multinationale [10]. « L’enquête suit toujours son cours et aucune conclusion n’a été tirée quant à l’existence d’un acte répréhensible pour le moment », nous a fait savoir l’organisme fédéral. Internationalement, la note est beaucoup plus salée. Depuis 2010, selon Good Jobs First, la multinationale a dû faire face à des factures de 3,45 milliards $ CAN pour entrave à la concurrence, dont deux milliards en Italie en 2021.[11]

Au niveau provincial, dans son rapport annuel à l’Assemblée nationale de juin 2022, la vérificatrice générale du Québec, Guylaine Leclerc, révélait l’importance des pertes du Québec au chapitre de la TVQ. « La non-perception de la taxe de vente du Québec (TVQ) sur les ventes de biens et de services effectuées par des fournisseurs hors Québec à des consommateurs entraîne des pertes fiscales importantes estimées à environ 365 millions pour 2020 » [12]. Elle soulignait par ailleurs que dix multinationales ne versaient la TVQ perçue que sur une base trimestrielle, et non pas mensuelle, ce qui équivalait selon elle à un prêt à ces entreprises de 25 millions de dollars par an. Revenu Québec nous assure que, depuis, le problème a été résorbé : « Depuis la mise en place des mesures visant la perception de la TVQ en matière de commerce électronique en 2019, ce sont plus de 1,99 milliard $ qui ont été remis dans les coffres de l’état, au 31 mars 2024. » 

Les gouvernements dans les nuages de l’infonuagique

Le secteur le plus profitable des activités d’Amazon réside dans une de ses filiales, Amazon AWS, qui sous-traite la gestion des dossiers informatiques des gouvernements dans « le nuage ». En 2022, Amazon AWS représentait 74 % des profits d’opération de la multinationale, même si cette filiale ne réalisait que 13 % des ventes nettes de la corporation. [13] La tendance avait commencé vers 2010 lorsque l’administration Obama avait choisi Amazon AWS pour stocker les données d’organisations comme la NASA, la CIA, la Sécurité sociale, le Département de l’Énergie, etc.

Un « nuage » qui coûte cher. Selon le Washington Post, les tarifs d’électricité américains vont bondir en 2025 du fait du développement spectaculaire des centres de données destinés à l’intelligence artificielle. « Les factures vont augmenter jusqu’à 20 % pour les clients d’une douzaine de compagnies d’électricité du Maryland, de l’Ohio, de Pennsylvanie, du New Jersey et de la Virginie-Occidentale. » [14]

Selon une compilation du quotidien La Presse [15], c’est depuis la pandémie de 2020 que le Québec recourt aux services infonuagiques d’Amazon, dans 93 % des cas des contrats sans appel d’offre. Soit, depuis 2011, 88,87 millions de dollars. Au niveau fédéral, Amazon rafle 25 % des contrats d’infonuagique, 323 milliards $. On peut donc facilement imaginer ce à quoi pense le ministre François-Philippe Champagne quand il parle de révision de ses relations d’affaires avec Amazon.

Au Québec, c’est à Varennes qu’Amazon AWS a installé son centre de données. Le maire de cette municipalité, Martin Damphousse, qui est également président de l’Union des municipalités du Québec, reconnaît que l’accueil de la multinationale sur son territoire n’a permis que la création de … deux nouveaux emplois. [16] Selon lui, les revenus de ce genre d’entreprise ont permis un gel des taxes foncières pendant sept ans et une réduction du fardeau des contribuables locaux à 37 % de l’assiette fiscale. Varennes a une politique d’accueil des grandes sociétés qui consiste à acquérir des terrains pour leurs installations et les leur revendre. S’agit-il de subventions déguisées ? En tout cas, la stratégie fonctionne. En plus d’Amazon AWS, 155 000 pieds carrés à deux pas d’une entrée de l’autoroute 30 et d’un poste majeur d’Hydro-Québec, Varennes a réussi à attirer également sur son territoire les centres de distribution du Groupe Jean Coutu, 700 000 pieds carrés, et de Costco, 650 000 pieds carrés.

Les centres de données, une industrie énergivore

Un des attraits de juridictions comme le Québec pour l’industrie infonuagique réside dans le climat. Les centres de données, véritables cathédrales de rangées d’ordinateurs surpuissants, dégagent des quantités phénoménales de chaleur et il faut les refroidir pour éviter les pannes. La rigueur de nos hivers signifie évidemment des dépenses de climatisation bien moindres pendant une bonne partie de l’année. L’attrait principal demeure toutefois les tarifs d’électricité préférentiels. Jouant les juridictions les unes contre les autres, les compagnies comme Amazon n’ont pas de mal à faire pression à la baisse.

Au Canada, il existe à l’heure actuelle 248 centres de données, dont 57 au Québec, 105 en Ontario et 35 en Colombie-Britannique [17]. Dans son dernier plan triennal d’approvisionnement en électricité, Hydro-Québec prévoit une augmentation de 4,1 térawattheures de la demande des centres de données entre 2023 et 2032, soit une hausse de 467 %. Cela représente 16 % de toute l’augmentation de la demande prévue (25TWH). [18] Dit autrement, on peut considérer qu’à chaque fois qu’on lancera un nouveau projet de centrale hydroélectrique, éolienne ou nucléaire au Québec, ce sera pour satisfaire l’appétit de l’industrie infonuagique dans un cas sur six.

L’essor récent de l’intelligence artificielle donne le tournis. La robotisation de l’économie, à laquelle Amazon contribue, nous éloigne de plus en plus de la mission citoyenne de l’électricité : nous éclairer et nous chauffer. Goldman Sachs prédit que la consommation des centres de données mondiaux augmentera de 160 % d’ici 2030 [19].

Les subventions d’Hydro-Québec à Amazon

Au Canada, il n’existe pas de base de données accessible au public pour connaître le montant des subventions accordées à des multinationales comme Amazon. Les gouvernements d’Ottawa, des provinces et des territoires partagent pourtant ce genre de renseignements dans le cadre de l’Accord de libre-échange canadien, en vigueur depuis 2017. Les chercheurs ne peuvent donc que se livrer à des estimations pour savoir, par exemple, combien d’avantages octroie le Québec à telle ou telle multinationale.

C’est ce qu’ont fait en 2022 les ONG suisse et américaine UNI Global Union et Good Jobs First dans un rapport commun intitulé Amazon.com’s hidden worldwide subsidies . En évaluant la consommation moyenne d’électricité d’un centre de données à 657 millions de kilowattheures, et en tenant compte des tarifs préférentiels offerts par Hydro-Québec, ce rapport estime qu’Amazon AWS a bénéficié d’une subvention québécoise de 325,6 millions $ jusqu’en 2022.

Autrement dit, en considérant les tarifs d’Hydro-Québec et la valeur des contrats gouvernementaux, il est faux de dire comme le prétend François Legault que le Québec ne peut rien faire pour riposter à Amazon. Ou, pour reprendre un slogan célèbre, yes we can.

 

 

 

 

[1] Thomas Gerbet, David Savoir, « Amazon fait une croix sur le Québec et supprime près de 2000 emplois »’ Radio-Canada Info, 22 janvier 2025. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2134596/amazon-entrepots-quebec-arret-activites-syndicat

Mis à jour le 31 janvier 2025 sur X : https://x.com/ThomasGerbet/status/1885329392299368695

[2] La Presse Canadienne, «Après les critiques d’Ottawa,  Amazon garde le cap sur les fermetures au Québec »La Presse, Montréal, 24 janvier 2025. https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/2025-01-24/apres-les-critiques-d-ottawa/amazon-garde-le-cap-sur-les-fermetures-au-quebec.php

[3] Tommy Chouinard et Vincent Larin, “ « Grande corvée » de François Legault Des chômeurs requalifiés pour Hydro-Québec, Amazon dans la ligne de mire », La Presse, Québec, 5 février 2025. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2025-02-04/grande-corvee-de-francois-legault/des-chomeurs-requalifies-pour-hydro-quebec-amazon-dans-la-ligne-de-mire.php

[4] Christine Wen, « Mapping Amazon 2.0 – Where the online Giant locates its warehouses and why”, Good Jobs Frist, Washington, 23 décembre 2021. https://storymaps.arcgis.com/stories/144d21045a794cf8b7834b0c49fdd0c0

[5] « 2e siège social d’Amazon : Montréal International pilotera le dossier du Grand Montréal », Montréal Internationa, Montréal, 15 septembre 2017. https://www.montrealinternational.com/fr/actualites/2e-siege-social-damazon-montreal-international-pilotera-le-dossier-du-grand-montreal/

[6] Émilise Lessard-Therrien, “Le legs aride d’Amazon au Québec », Journal de Montréal, Montréal, 29 janvier 2025. https://www.journaldemontreal.com/2025/01/29/le-leg-aride-damazon-au-quebec

[7] Christine Wen, « Mapping Amazon 2.0 – Where the online Giant locates its warehouses and why”, op.cit.

[8] Entrevue avec la chercheuse Kasia Tarczynska, Good Job  First,  « Amazon tracker – Discover how much the public is subsidizing one of the largest retailers”, Good Job First, Washington, 3 février 2025. https://goodjobsfirst.org/amazon-tracker/

[9] Bureau de la concurrence Canada, « Amazon modifie ses pratiques et verse 1,1 million de dollars afin de régler un litige sur les prix annoncés », communiqué de presse, Ottawa, 11 janvier 2017. https://www.canada.ca/fr/bureau-concurrence/nouvelles/2017/01/amazon-modifie-pratiques-verse-1-1-million-dollars-afin-regler-litige-prix-annonces.html

[10] Bureau de la concurrence Canada, « Le Bureau de la concurrence continue son enquête sur les pratiques commerciales d’Amazon », communiqué de presse, Gatineau, 12 juin 2024. https://www.canada.ca/fr/bureau-concurrence/nouvelles/2024/06/le-bureau-de-la-concurrence-continue-son-enquete-sur-les-pratiques-commerciales-d-amazon.html

[11] Arlene Martinez, Maia Kirby, SiobhanStandaert, « Amazon’s a bad actor, and governments should stop rewarding it”, Good Job First, Washington, 29 novembre 2024. https://goodjobsfirst.org/amazons-a-bad-actor-and-governments-should-stop-rewarding-it/

[12] Vérificateur général du Québec, « Le Vérificateur général du Québec présente le tome de juin 2022 de son rapport à l’Assemblée nationale », CNW TElbec, Québec, 8 juin 2022. https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/le-verificateur-general-du-quebec-presente-le-tome-de-juin-2022-de-son-rapport-a-lassemblee-nationale-41130

[13] Centre for International Corporate Tax Accountability and Research, “Amazon, the world’s largest company is subsidized by you”, CICTAR, Bristol, Royaume-uni, mai 2022. https://static1.squarespace.com/static/636a46c59a62847f542195d2/t/636d56409ab69e4218c94389/1668109891078/CICTAR_AMAZON-FINAL-1.pdf

[14] Evan Halper et Catherine O’Donovan, “As data centers for AI strain the power grid, bills rise for everyday customers”, Washington Post, Washington, 1er novembre 2024. https://www.washingtonpost.com/business/2024/11/01/ai-data-centers-electricity-bills-google-amazon/

[15] Jean-Hugues Roy, « Plus de 400 millions en contrats publics à Amazon », La Presse, Montréal, 27 janvier 2025. https://www.lapresse.ca/actualites/2025-01-24/amazon-web-services/plus-de-400-millions-en-contrats-publics-a-amazon.php

[16] Paule Vermot-Desroches, « La création d‘emplois est-elle vraiment synonyme de richesse ? », Le Nouvelliste, Trois-Rivières, 28 mars 2024. https://nouveau-eureka-cc.res.banq.qc.ca/Search/ResultMobile/5

[17] Régie de l’Énergie du Canada, « Aperçu du marché : Le développement de l’intelligence artificielle contribue considérablement à l’augmentation constante de la demande d’énergie des centres de données », Ottawa, 2 octobre 2024. https://www.cer-rec.gc.ca/fr/donnees-analyse/marches-energetiques/apercu-marches/2024/apercu-marche-developpement-de-lintelligence-artificielle-contribue-considerablement-laugmentation-constante-demande-denergie-des-centres-de-donnees.html

[18] Hydro-Québec, « Plan d’approvisionnement 2023-2032 », p 6, Québec, 1 novembre 2022. https://www.hydroquebec.com/data/achats-electricite-quebec/pdf/plan-dapprovisionnement-2023-2032.pdf

[19] Goldman Sachs, « AI is poised to drive 160% increase in data center power demand”, New York, 14 mai 2024. https://www.goldmansachs.com/insights/articles/AI-poised-to-drive-160-increase-in-power-demand

 

 

 

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