À propos de l'auteur : Louiselle Lévesque

Catégories : Québec

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Le projet de loi 84 sur l’intégration nationale des immigrants qui vient d’être déposé à Québec par le ministre Jean-François Roberge est une pièce maitresse du plan d’action qui vise à permettre à la CAQ de se présenter devant l’électorat comme le garant de la défense du français et des valeurs communes. 

Louiselle Lévesque

Les symboles sont importants. Les stratèges politiques l’ont compris depuis longtemps et le gouvernement de François Legault dont la popularité bat de l’aile ne cesse de s’activer sur ce front malgré tous les problèmes graves et urgents auxquels il doit faire face comme la menace américaine de droits de douane, les ratés du système de santé et la crise du logement et des sans-abri.

Que ce soit en accordant au hockey le statut de sport national ou en se lançant dans la rédaction d’une constitution québécoise ou encore en créant un musée national de l’histoire du Québec, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) multiplie les gestes qui participent à la construction identitaire de la nation québécoise.

Le projet de loi 84 sur l’intégration nationale des immigrants[1] qui vient d’être déposé à Québec par le ministre Jean-François Roberge est une pièce maitresse de ce plan d’action qui vise à permettre à la CAQ de se présenter devant l’électorat comme le garant de la défense du français et des valeurs communes.

Ultimement, l’objectif est de s’accaparer le vote nationaliste conservateur que lui dispute le Parti québécois depuis son controversé projet de Charte des valeurs québécoises, présenté en 2013 par Bernard Drainville, l’actuel ministre de l’Éducation.

Car c’est sur ce terrain que pourrait bien se jouer, aux élections de 2026, l’avenir de la troisième voie incarnée par François Legault.

Changement d’orientation ?

Le projet de loi du ministre Roberge jette les bases d’un nouveau modèle d’intégration, « un modèle unique de vivre-ensemble et de pleine participation de tous, en français, à la société québécoise. »

Le texte législatif reste très général. Les éléments qui donneront corps aux orientations gouvernementales seront définis ultérieurement dans une politique à être adoptée.

Mais les grands principes sont énoncés : le français, langue officielle et commune, la laïcité de l’État, une société distincte avec sa tradition civiliste et un parcours historique spécifique, des valeurs démocratiques et l’égalité entre les femmes et les hommes.

Le français est considéré comme un vecteur de cohésion sociale et le principal véhicule de la culture québécoise qui est décrite comme «  le lieu de rassemblement de tous les Québécois, au sein duquel la diversité peut s’exprimer tout en se ralliant à un horizon culturel commun. »

Il est aussi la langue de la communication interculturelle. C’est le français qui doit permettre le rapprochement et les interactions entre la majorité francophone et les minorités culturelles. Il faut préciser que le projet de loi est porté par Jean-François Roberge à titre de ministre de la Langue française et non en tant que de ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration.

Sans surprise, le modèle proposé s’oppose au multiculturalisme canadien, politique adoptée par le pouvoir fédéral dès 1971 et qui a été rejetée par tous les gouvernements qui se sont succédé à Québec, la jugeant contraire à la préservation de la spécificité québécoise.

Des silences éloquents

Aussi étonnant que cela puisse paraître, nulle part dans le projet de loi il n’est fait mention de l’interculturalisme, aucune référence donc à ce modèle de gestion de la diversité culturelle auquel ont pourtant adhéré les élites politiques au Québec depuis plus de quarante ans, en raison de sa capacité de concilier pluralisme et nationalisme.

Louis-Philippe Jannard de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) constate avec perplexité cette absence de l’approche interculturelle, et surtout le peu de substance du projet de loi sur ce qui devrait en constituer l’essence même.

« Quand on regarde l’objectif du modèle d’intégration, c’est vraiment d’assurer la vitalité et la pérennité de la culture québécoise et de la langue française. Les éléments sont très axés sur des questions identitaires plutôt que sur l’intégration à proprement parler. »

Le porte-parole de la TCRI déplore également la vision très individualiste de l’intégration et le peu de moyens que l’État prévoit de déployer pour soutenir cette intégration. « C’est assez mince. Il y a l’apprentissage du français et l’adhésion à certaines valeurs alors que l’intégration a plusieurs dimensions sur le plan de l’insertion en emploi. Il ne suffit pas d’apprendre la langue ou les valeurs pour être capables de trouver du travail. »

Comble d’ironie précise-t-il, « le projet de loi est déposé au moment où des cours de français sont abandonnés et alors que certaines mesures d’accompagnement en employabilité des travailleurs temporaires sont suspendues. »

Silence radio aussi au sujet de la discrimination et du manque d’équité envers les groupes racisés. C’est vraiment là où le bât blesse affirme Louis-Philippe Jannard. « Tous les enjeux de discrimination systémique ou de racisme en emploi, si l’on veut vraiment favoriser l’intégration des personnes nouvellement arrivées, il faut s’y attaquer, ne serait-ce que de reconnaître que cela existe. »

Et il reproche à la définition qui est faite de la culture commune de laisser dans l’ombre plusieurs de ses composantes dont les Premières Nations. « Il n’y a aucune reconnaissance des apports de la diversité dans la culture québécoise d’aujourd’hui. C’est vraiment très axé sur la culture de la majorité francophone. »

Rassurer la majorité

Luc Turgeon, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, estime que le projet de loi vise davantage à calmer les craintes du groupe majoritaire par rapport à la langue et à la culture qu’à améliorer la situation des immigrants et des minorités.

« Ça s’inscrit dans une redéfinition du nationalisme québécois. Ça s’inscrit dans une volonté de remettre à l’avant-scène politique le groupe majoritaire historique canadien-français ou francophone. C’est une volonté de réaffirmer qu’au Québec ça se passe comme ça vraiment. »

Peu d’effets concrets

Le professeur Turgeon doute de l’impact réel d’une telle loi-cadre. « Pour améliorer l’intégration des immigrants ça prendrait un ensemble de politiques très précises sur le marché du travail, la francisation, le logement, beaucoup plus que de grands concepts théoriques sur des modèles d’intégration. »

Les facteurs qui ont une influence sur l’intégration des immigrants sont « d’abord et avant tout, ajoute-t-il, les politiques d’immigration, qui est-ce que l’on sélectionne comme immigrants. Ensuite, ce sera les politiques du marché du travail, est-ce que c’est facile pour les immigrants d’avoir accès à un travail? »

Des données sur le chômage compilées en 2024 montrent que le tableau n’est pas rose et que malgré la pénurie de main-d’œuvre, de grandes inégalités subsistent entre les personnes nées au Québec (4%), les immigrants permanents (8%) et les immigrants temporaires (12%).[2]

Une éclipse du caractère pluraliste ?

Le projet de loi semble concrétiser une rupture avec l’approche interculturelle autour de laquelle existait pourtant un large consensus, bien que ses assises aient été fragilisées au fil des années par « une lutte idéologique » soutiennent Jean-Pierre Couture et Jean-Charles St-Louis dans un article intitulé L’éclipse de l’interculturalisme au Québec[3].

On assiste, selon eux, à une « disqualification des visées pluralistes de l’interculturalisme ». Les deux auteurs constatent une « recrudescence des appels à resserrer les contrôles sur les personnes migrantes et les pratiques culturelles minoritaires ».

Ils expliquent cette « mise à mal de l’interculturalisme par la montée du nationalisme conservateur depuis le milieu des années 2000. »

Couture et St-Louis observent en effet un glissement du discours nationaliste vers les valeurs conservatrices symbolisées par un « nous » d’héritage canadien-français alors que le mouvement d’émancipation nationale à partir des années 1960 se caractérisait plutôt par ses idées progressistes.

« La remise en question du pluralisme au sein du discours nationaliste rompt, déplorent-ils, avec l’association coutumière du progressisme et du nationalisme québécois depuis la Révolution tranquille. »

Le politologue de l’Université Concordia Daniel Salée fait état lui aussi « du recul des sensibilités pluralistes qui s’observe au Québec depuis le milieu des années 2000 »[4]. Le regain qu’a connu ce courant coïncide avec la crise des accommodements dans laquelle l’ancien chef de l’Action démocratique du Québec, Mario Dumont, a joué un rôle de premier plan, ce qui a permis à son parti de former l’Opposition officielle en 2007.

En 1981, le gouvernement du Parti québécois adopte la loi créant le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, dont Gérald Godin était le titulaire, loi qui stipulait que le Québec devait prendre « des mesures destinées à respecter, et même, dans certains cas, à renforcer les droits et les moyens d’épanouissement des communautés culturelles non francophones. [5]»

Le projet de loi du ministre Roberge sur l’intégration est à des années lumière de l’esprit qui animait à cette époque le gouvernement de René Lévesque.

 

 

 

[1] https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-84-43-1.html

[2] https://www.ledevoir.com/economie/831556/taux-chomage-canada-quebec-decembre-2024

[3] Jean-Pierre Couture et Jean-Charles St-Louis, « L’éclipse de l’interculturalisme au Québec » in Revue canadienne de science politique, 2022, vol. 55 (4), pp. 805-826.

[4] Daniel Salée, « Penser l’aménagement de la diversité ethnoculturelle au Québec : mythes, limites et possibles de l’interculturalisme » in Politique et Sociétés, vol. 29 (1), pp. 145-180.

[5] Extrait cité dans Danielle Juteau, « Ambiguïtés de la citoyenneté au Québec », Les Grandes conférences Desjardins, Programme d’études sur le Québec, Université McGill, 23 novembre 2000, p. 12.

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