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Arlette Woland – Déportée au camp de Bergen-Belsen à 9 ans le 4 mai 1944 par le convoi no 80. En arrière-plan, le Mur des noms, Mémorial de la Shoah, Paris.
Arlette Woland a survécu à Bergen-Belsen. Elle y avait été déportée avec sa mère qui survivra également. L’une pouvait donc savoir ce que le regard fixe de l’autre voyait certains jours où l’horreur envahissait l’esprit. Car elles partageaient le même film intime de ces temps d’épouvante, pour ne pas tout à fait sombrer. Qui sait toutefois ce qu’Arlette et les autres rescapés ont raconté à leurs enfants qui ont dû vivre avec d’effroyables souvenirs qui ne leur appartenaient pas.
Pierre Deschamps
Survivre après les camps, raconter l’horreur. Des mots qui portent toute l’histoire déchirante des rescapés des camps de concentration et de mise à mort. Dans les premiers temps de la vie ordinaire retrouvée, le quotidien éloigne les kapos, le typhus, les poux, la faim, les appels insensés à toute heure du jour et de la nuit.
Puis ce temps de la souffrance s’éloigne encore davantage : très tôt, l’incrédulité de ceux qui n’ont pas connu les camps se mue en une sorte d’indifférence mêlée de suspicion face aux récits insensés racontant la tragédie de la déportation ; la vie d’après devient alors une vie de silence. Mais jamais l’impensable, l’inoubliable ne s’oublie.
Faite de cauchemars, de moments hors du temps présent, d’égarements mémoriels, de brouillards identitaires, cette vie d’après voit resurgir avec une économie de mots, dans des phrases suspendues, d’une voix voilée, l’épisode des camps.
Si bien que la tragédie des parents survivants a donné lieu à des enfances singulières d’où surgissent au fil du temps des fantômes, témoins des traumatismes qui ont lacéré l’être intime des parents. Et ces enfants, de quel traumatisme ont-ils hérité ?
Le silence en partage
Danièle Laufer, écrivaine, journaliste et fille de déportée, esquisse dès le premier paragraphe de Venir après une réponse qui teintera toute la suite du texte : « J’aurais voulu qu’on me cajole et qu’on me console d’un événement qui ne m’était pas arrivé et que je ne comprenais pas .»
Tout en glissant sa propre histoire entre celles d’autres enfants de rescapés, Danielle Laufer n’oublie pas avoir longtemps été hantée par un rappel douloureux : « Aurais-je “tué” ma mère en lui demandant de parler ? ».
Au dire de Murielle Aronowicz-Fellous, tout le monde « savait que parler à mon père, ça allait le faire souffrir. On voulait le protéger ». Ainsi en est-il pour Nicole Ryfman qui « ne pose pas de questions parce qu’on sait que ces questions font mal ».
Pour cette enfant de rescapés qui ne retient rien parce qu’elle a passé son enfance à entendre sa mère lui dire « Il faut oublier », il y a ceux nombreux qui « ne savent même plus comment ils ont compris ». Pour Malka Braun, il en est allé tout autrement : elle a reçu – en même temps que sa mère, sa sœur et ses deux frères – un manuscrit intitulé Les Larmes d’Auschwitz dans lequel son père écrit « qu’il “vomit” ce qu’il a vécu et qu’il n’a jamais dit. Si chacun l’a lu de son côté, évidemment, on ne s’en est pas parlé ».
L’absence d’ascendants
Il y a ceux qui ont souffert d’être nés dans une famille dont l’arbre généalogique aurait été privé de ses racines. Ce qui fait dire au frère de Malka Braun que : « Notre véritable histoire commence sur ce quai » à Auschwitz, car seuls ont survécu le grand-père et la grand-mère, tout le reste de la famille ayant été assassiné.
Murielle Aronowicz-Fellous ne peut se retenir d’être encore meurtrie d’avoir entendu des amis séfarades lui dire que : « Vous les ashkénazes, vous n’êtes pas des grandes familles ». Quant à Denise Panigel, elle n’avait pour toute famille « rien d’autres que les anciens déportés amis de son père ».
La mémoire détournée
Nelly Grunberg se rappelle que le père d’une amie disait, à propos du numéro tatoué sur son avant-bras, que : « C’est mon numéro de téléphone ». Un autre père affirmait que : « Je me suis appelé comme ça pendant quatre ans, c’était mon nom ». Il arrive même à une amie de l’auteur de jouer le numéro de son père au loto : « Ce sont des numéros de chance – puisqu’ils s’en sont sortis ».
Que dire de ce questionnement qui tourmente encore aujourd’hui Mathias Emmerich :
« Est-ce qu’ils sont dingues à cause des camps ou est-ce qu’ils ont survécu dans les camps parce qu’ils étaient dingues et que les camps les ont rendus encore plus dingues ? » Et de celui qui a surgi dans l’esprit d’un autre enfant de rescapé qui se demande, puisque son père a survécu : « Est-ce qu’il n’a pas été un peu kapo ? ».
Des paroles assassines
Mathias Emmerich se souvient que son père répétait souvent que : « De toute manière, toi et ton frère, vous n’avez jamais été à Auschwitz, donc vous ne serez jamais des hommes accomplis ».
La mère de Danielle Laufer ne cessait de répéter que : « Tu sais, on peut très bien vivre sans enfants ». Celle d’Helen Epstein ne se privait pas pour lui balancer en proie à des colères immodérées : « […] est-ce que j’ai quitté Auschwitz pour toi ? »
Quand Georges Perla a annoncé à sa mère qu’il voulait se marier, elle n’a pu s’empêcher de lui signifier que : « Je ne suis pas sortie d’Auschwitz pour que mes enfants épousent des goys ».
Puis il y a ces horreurs que pouvaient raconter certains parents, dont le père de Florence Gotesman qui, au beau milieu d’une conversation, pouvait relater le souvenir de cet « homme qui avait mangé le foie d’un type qui était mort à côté de lui ».
Tourmentés à jamais
Retenons que ces fils et filles de rescapés se sont souvent perçus comme les parents de leurs parents, les surprotégeant comme on peut le faire parfois avec les enfants, tellement épouvantés à l’idée que leurs traumas ne les conduisent au suicide que certains étaient incapables de s’en éloigner.
Un état permanent d’inquiétude que résume fort bien l’auteur : « L’horreur ne lâche jamais ceux qu’elle a tenus entre ses griffes » ; des paroles qui font écho à ce que lui a confié Nelly Grunberg : « Nous, on était en paix physiquement, mais intérieurement en guerre ».
La psychanalyse au défi de la Shoah
Refuge des abîmés en tout genre, la psychanalyse est le lieu de la parole vacillante où les réchappés de l’horreur shoahtique – murés dans une sorte d’alexithymie persistante – ont pu relâcher les souvenirs tétanisants liés à l’enfermement concentrationnaire. Encore fallait-il que la psychanalyse ait su accueillir au sortir de la guerre de telles manifestations de douleur psychique pour les dépouiller des falsifications de la mémoire.
Dans “Mourir d’écrire” [PUF, coll. Le fil rouge], la psychiatre et psychanalyste Rachel Rosenblum attire l’attention sur le fait que « l’un des effets des atrocités nazies fut de charger les analystes d’une nouvelle responsabilité, celle de répondre à un ensemble de souffrances inédites […] la psychanalyse [ayant] accepté la responsabilité de ne pas se dérober face aux traumas extrêmes ».
À la lecture de cet ouvrage, on peut mesurer combien l’effort d’aller au-delà d’une stricte obédience au modèle classique allait peser favorablement sur la pratique analytique d’après-guerre. Et rendre possible la mise en œuvre d’une psychanalyse des survivants – et dans la foulée celle d’une psychanalyse qui allait pouvoir prendre en compte pareillement les chocs que connaissent les victimes d’attentats terroristes.
Venir après
Nos parents ont été déportés
Danièle Laufer
Éditions du faubourg
Paris, 2021, 325 pages