À propos de l'auteur : Louiselle Lévesque

Catégories : Québec

Partagez cet article

Même à l’UQAM, une université fondée en 1969 pour favoriser l’accès à l’enseignement supérieur en français, une thèse sur quatre est rédigée en anglais, selon une compilation de Jean-Hugues Roy de l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.  

Louiselle Lévesque

Les signaux d’alarme se multiplient depuis peu devant l’ampleur du phénomène d’anglicisation dans l’univers scientifique au Québec et au Canada. Des données accablantes s’accumulent faisant tantôt état du net déclin du français dans les publications scientifiques, comme le confirmait un récent rapport de l’Acfas, ou encore de la part famélique de financement accordée par les organismes subventionnaires fédéraux aux projets de recherche présentés en français, comme le révélait dernièrement Radio-Canada.

Bref, le français dégringole, c’est une tendance lourde qui inquiète, incitant le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion à tenir fin avril à Montréal le Forum sur la science en français, au Québec et dans le monde. L’évènement a été l’occasion de prendre la mesure du recul sous des angles restés jusqu’à présent inexplorés.

L’anglais domine aux cycles supérieurs

De nouvelles études apportent de l’eau au moulin de ceux qui croient que l’heure du réveil a sonné. Parmi celles-ci, une compilation effectuée par le professeur, Jean-Hugues Roy de l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), de 110 000 mémoires de maîtrise et thèses de doctorat produits au Québec depuis l’an 2000.  Il s’agit d’un corpus de documents répertoriés par dix-sept établissements universitaires québécois que le chercheur a classifiés sur la base de la langue dans laquelle ils ont été rédigés.

Une pente glissante

Voilà que l’on découvre que 57 % des thèses de doctorat ont été rédigées en anglais au Québec en 2022 et 45 % des mémoires de maitrise. « Il y a eu un bond important en 2018 toutes disciplines confondues », affirme Jean-Hugues Roy. C’est à ce moment-là que l’on a franchi la barre des 50 % des thèses de doctorat en anglais.

Et depuis ça continue de s’angliciser. Si la tendance se maintient, le professeur prévoit que le Québec franchira un point de bascule en 2023, c’est-à-dire que la majorité des mémoires et des thèses seront écrits en anglais.

Les universités anglophones McGill et Concordia, où la presque totalité des thèses et des mémoires sont rédigés en anglais, comptent pour environ le tiers des documents répertoriés. Si on les exclut du calcul et que l’on tient compte uniquement des établissements francophones, la proportion s’établit à 33 % pour les thèses de doctorat et à 16 % pour les mémoires de maitrise rédigés en anglais l’an dernier. C’est donc une thèse sur trois et un mémoire sur six.

La progression de l’anglais depuis vingt ans est particulièrement marquée à l’École de technologie supérieure (ÉTS) et à Polytechnique, deux institutions spécialisées en génie, où près des deux-tiers des thèses de doctorat ont été écrites en anglais en 2022.

Jean-Hugues Roy s’étonne que même à l’UQAM, une université qui a été fondée en 1969 pour favoriser l’accès à l’enseignement supérieur en français, une thèse sur quatre soit rédigée en anglais. C’est beaucoup plus qu’à l’Université Laval qui compte pourtant une faculté de médecine. « Nous sommes en train d’oublier la mission d’origine », estime-t-il.

A-t-on atteint un point de non-retour ? Est-il encore possible d’inverser la tendance ? « Il y a une sonnette d’alarme à tirer, affirme le professeur Roy.  Surtout dit-il que ces diplômés vont occuper des fonctions qui auront une influence sur la société et sur les politiques publiques. »

Le dynamisme portugais

L’anglais prédomine à l’échelle mondiale s’accaparant plus de 50 % des activités scientifiques mais d’autres langues comme le portugais réussissent à tirer leur épingle du jeu grâce à un meilleur soutien gouvernemental.  Cette langue fait beaucoup mieux que le français même s’il y a moins de lusophones que de francophones. « Les Brésiliens sont un exemple à suivre, selon Jean-Hugues Roy. Il y a une vigueur dans la production scientifique en portugais qui devrait nous inspirer. »

Un mur entre les deux solitudes

Publier ses travaux en anglais serait la clé du succès, assurerait leur rayonnement et décuplerait les chances qu’ils soient cités. Pas si sûr si l’on en croit une étude réalisée par trois politologues, Jean-François Daoust de l’Université de Sherbrooke, Alain-G. Gagnon de l’UQAM et Thomas Galipeau de l’Université de Toronto, sur les plans de cours et les examens de synthèse en politique canadienne dans une quarantaine d’universités à travers le pays.

Les listes de lectures obligatoires de 351 plans de cours au premier cycle ainsi que celles des examens de synthèse au doctorat ont été décortiquées. L’exercice qui porte sur la période de 2017 à 2022 démontre que la contribution des chercheurs francophones en politique canadienne est soit ignorée soit sous-représentée même lorsque ceux-ci publient leurs travaux en anglais. Cette mise à l’écart systématique ne peut donc être imputée à des problèmes d’accessibilité aux unilingues anglophones.

Des vases non communicants

Les auteurs francophones sont complètement absents dans plus du tiers des plans de cours en politique canadienne. L’imperméabilité à leur production scientifique est encore plus marquée au premier cycle qu’au doctorat. « C’est assez incroyable, affirme le professeur Jean-François Daoust. Même si on ne trouve pas ça si surprenant, il y a quand même l’ampleur de la sous-représentation qui est, je dirais, hallucinante dans le cas actuel. »

Plus de la moitié des cours comprennent moins de 5 % de lectures pour lesquelles il y a au moins un auteur francophone. Il y a des écarts importants en fonction du statut anglophone, bilingue ou francophone des institutions et aussi selon les régions.

On peut parler d’une absence complète dans l’Ouest, c’est légèrement mieux en Ontario et en Atlantique. Il n’y a qu’au Québec que la présence francophone est forte même si le professeur Daoust constate une domination des auteurs anglophones pour les examens de synthèse. «  On considère que les classiques, ou si on veut les lectures obligées, il y en aurait plus qui viendraient de la communauté anglophone. »

Quelle dualité linguistique ?

La question de la langue est omniprésente en politique canadienne mais cet enjeu ne semble pas être pris en compte quand vient le temps de bâtir un cours dans ce champ déplore Jean-François Daoust. Tout un pan de la science politique canadienne se retrouve occulté. « Ca nous démontre empiriquement qu’on enseigne avec des biais, inconscients probablement, mais des biais quand même. Donc on a une vision incomplète et partiale de la réalité et ça, ça peut influencer toute sorte de choses notamment comme ce que la prochaine génération de chercheurs va considérer comme important ou pas. »

Cette indifférence face à l’apport des chercheurs francophones dans la compréhension de l’espace politique canadien détonne avec la volonté très affirmée au Canada de s’ouvrir à la diversité.  Le professeur Daoust appelle à un changement. « C’est simplement de dire oui il faut prendre une approche inclusive et intersectionnelle au sérieux mais n’oublions pas que cette inclusivité-là doit également passer par une inclusion au niveau linguistique. Il faut inclure les francophones. »

En 1973, le sociologue Guy Rocher parlait « d’un clivage entre deux univers de langage et de pensée. » On aurait pu croire que 50 ans plus tard, les choses auraient évolué dans le sens d’un rapprochement mais force est de constater que le fossé est toujours aussi grand. Il semble même que le raz-de-marée de l’anglais qui déferle sur l’écosystème de la recherche scientifique à l’échelle internationale donne de l’élan aux partisans de l’anglonormativité.

À propos de l'auteur : Louiselle Lévesque

Un commentaire

  1. Lorraine Dubé 17 mai 2023 à 4:13 am-Répondre

    Cette anglicisation ne date pas d’hier. C’était la préoccupation de notre physicien Pierre Demers décédé à l’âge de 102 ans le 29 janvier 2017.
    Notre scientifique monsieur Demers s’était rendu au Haut Comité de la langue française à Paris en août 1979 dire son souci de l’emploi du français dans la communauté scientifique internationale. Il a toujours milité en ce sens.
    Dans la publication de la LISULF No 047, il avait écrit une lettre ouverte à la nouvelle ministre Madame Dominique Anglade. Elle était adressée par courriel le 9 mars 2016 22h50 par le physicien centenaire, Président de la Ligue Internationale des Scientifiques pour l’Usage de la Langue Française (LISULF) […]
    Pour Pierre Demers: «Il est temps que le peuple, les philosophes, les littérateurs, les artistes de la chanson, de la scène, les sculpteurs du granit et du bronze, que tous les non-scientifiques unissent leurs voix, vous disent et vous crient : «C’est assez, servez-nous, servez les intérêts de la collectivité. Servez nos fins politiques et cela ne peut se faire QU’EN FRANÇAIS.» Scientifiques, mes collègues, écoutez-les.»

Laisser un commentaire