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Une sombre histoire se déroulant dans le Colorado profond nous fait replonger dans l’obscurantisme ordinaire et quotidien qui sévissait ici au siècle dernier. Dur…
Michel Bélair
Au milieu du siècle dernier encore — disons autour de 1950 —, le Québec tout entier se drapait tous les soirs dans une sorte d’amnésie collective embaumant l’encens et le fond de confessionnal. La réalité de tous les jours n’était alors qu’une «vallée de larmes», l’antichambre de «la vie éternelle» comme le répétaient les curés sur tous les toits qu’ils trouvaient… et ils en trouvaient beaucoup.
La vie se résumait à un mauvais moment à passer, agrémenté de tentations diverses, qui permettait d’abord et avant tout d’accéder à la seule réalité importante: le paradis. Tout le reste n’était qu’illusion, apparences, faux-semblants, artifices, etc, amen. On pourrait en parler longtemps, j’y étais…
Dans Une pluie de septembre d’Anna Bailey, c’est pourtant le cadre de vie dans lequel sont toujours plongés les habitants de la petite communauté baptiste de Whistling Ridge adossée au massif des Tall Bones, au sud de Boulder, au Colorado. Et c’est cette même petite communauté que l’on verra exploser de l’intérieur quand Abigail Blake, 17 ans, disparaîtra sans avertir personne, après une longue soirée agitée au pied des montagnes.
Abigaila-t-elle fugué? Un tueur rôde-t-il plutôt parmi les paroissiens?
L’enfer ordinaire
Malgré des recherches intenses, la police n’arrive pas à retracer la disparue; on a bien trouvé une douille de 9mm et un chandail taché de sang dans les bois, mais c’est tout. Pas de traces, et surtout, pas de corps.
Il y a aussi que les Blake, c’est quand même une famille un peu «spéciale» dominée, littéralement, par un homme violent: Samuel Blake.
Rescapé du Vietnam et marqué au fer rouge par ce qui s’est passé là-bas, c’est un personnage sombre, perturbé, démoli.
Comme plusieurs, il s’est réfugié dans un système de croyances binaires plutôt simpliste — nous-les autres, noir-blanc, bon-mauvais, Dieu-Satan — mais le fondamentalisme religieux de la petite communauté baptiste du village parvient à peine à le garder sur les rails.
Même s’il invoque le Seigneur et cite des versets de la Bible à propos de tout et de rien, Samuel Blake boit, bat régulièrement sa femme et agresse ses enfants qui vivent dans la crainte perpétuelle de se faire tabasser. Tout le monde le sait, évidemment, mais ces choses-là sont «personnelles» comme dit le pasteur…
Toute la communauté s’inquiète d’ailleurs de l’influence des idées «perfides» et des «tentations» qui s’étalent sans gêne sur Internet et les réseaux sociaux.
Des rumeurs circulent dans le village: on évoque la drogue et même les comportements déplacés de certains. Devant la menace, on parle de répression justifiée et même de thérapie de conversion s’il le faut. Bref, à l’église le dimanche, les sermons se font de plus en plus incisifs sur les dangers moraux qui assiègent désormais Whistling Ridge.
Dans les faits pourtant, il y a deux Whistling Ridge: celui des paroissiens agglutinés autour du pasteur Lewis et de la petite «élite» locale des bien-pensants de ce trou perdu. Et il y a l’autre, celui des plus jeunes qui eux ne rêvent que de quitter ce patelin sans avenir.
Sous couvert d’activités de plein-air en groupe, ils se sont depuis longtemps aménagés des voies de sortie flairant les hormones, le Jack Daniel’s et la ligne de coke. Surtout depuis l’arrivée de ce jeune étranger en camping-car, fier comme un loup des Carpates et Roumain de surcroit…
Tout le poids du passé
Le cadre du roman s’est placé lentement sous nos yeux en une centaine de pages et voilà déjà un mois que la disparition d’Abigail Blake a fait éclater quelques évidences.
Après avoir suivi les vains efforts du shérif Gaines, c’est la jeune Emma Alvarez, la meilleure amie d’Abigail, qui va se mettre à fouiller à son tour un peu partout pour savoir ce qui s’est passé… et découvrir que, finalement, tout le monde cache quelque chose à Whistling Ridge.
Tout se met à tourner très vite lorsqu’Emma choisit de foncer résolument: dans sa quête de vérité, elle fera confiance au jeune Hunter, amoureux d’Abigail, et surtout à Rat Lacusta, le gitan— quel merveilleux personnage! C’est comme si son enquête informelle lui permettait de prendre tout à coup conscience du mauvais film permanent dans lequel vivait sa copine Abigail.
Pendant qu’elle gratte les apparences, on voit aussi remonter à la surface le drame du touchant Noah, le frère d’Abi, ceux de Dolly, la mère apparemment «absente», et de Jude, le jeune frère «sacrifié» de la famille Blake. Dans sa grande naïveté, Emma mettra également le doigt sur des secrets qui hantent le village et dont elle fait elle-même partie sans qu’elle s’en soit jamais douté.
Mais en parallèle de ce dévoilement, on verra aussi apparaître l’inverse: le vrai visage, sinistre, des bien-pensants de la petite ville. Ils n’ont jamais su faire autre chose que de se barricader égoïstement derrière leurs certitudes en déclenchant ainsi, chaque fois, des torrents de haine et de violence.
Tout cela prend forme peu à peu grâce à une écriture envoûtante qui sait adopter le rythme de chacun des acteurs de ce drame multiple quand ils prennent tour à tour la parole. Tout en souplesses, tour à tour vive, énergique et plus dure encore, implacable, puis introspective ou même lumineuse, l’écriture d’Anna Bailey est une bénédiction merveilleusement rendue par la traduction d’Héloïse Esquié. Alléluia!
Devant tant de profondeur et d’émotion contenue — et même si la quatrième de couverture nous apprend que l’auteur a déjà vécu dans ce genre de communauté fermée… et sait donc de quoi elle parle — , on peine à croire que Une pluie de septembre soit un premier roman. Malgré l’insoutenable lourdeur de certains êtres, peut-être que, finalement, tout n’est pas pourri au royaume… d’aujourd’hui.
Une pluie de septembre
Anna Bailey
Traduit de l’anglais par Héloïse Esquié
Éditions Sonatine
Paris 2021, 373 pages