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Les ménages canadiens sont lourdement endettés. Vieux constat qui s’aggrave néanmoins d’année en année. La situation reste tolérable dans la mesure où la valeur nette des avoirs des ménages augmente plus vite encore, à cause de la flambée des prix sur le marché de l’habitation. Tout cela occulte cependant une crise beaucoup plus grave, celle de la pénurie chronique de logements qui nourrit pourtant l’endettement des ménages. Ottawa l’a enfin compris, mais pas Québec.
Rudy Le Cours
Achetez maintenant, payez plus tard. Ce slogan de la surconsommation n’a vraiment de sens que s’il s’agit d’acquérir son chez-soi, une composante essentielle du rêve nord-américain. Quand les ménages canadiens traînent une dette record de 1,86 $ pour chaque dollar de leur revenu disponible, comme c’était le cas en fin d’année, pareille maxime devient presque absurde.
Et il ne s’agit que d’une moyenne qui masque des disparités significatives. Selon la dernière livraison de la Revue financière de la Banque du Canada plus d’un ménage sur cinq a contracté dernièrement un prêt hypothécaire qui équivaut à plus de 450 % de la valeur de son revenu disponible. Du jamais vu.
Ces ménages sont des plus vulnérables à la hausse des taux d’intérêt hypothécaires amorcée depuis peu. Une augmentation d’un point de pourcentage de ces taux représente des paiements annuels accrus de 600 $ par tranche de 100 000 $ de prêt.
Cela équivaut à une hausse de 11,8 % pour ce seul poste du budget familial. Avec le prix actuel des propriétés, les emprunts peuvent atteindre le demi-million, pour une maison dans les grands centres urbains. Cela représente une ponction annuelle supplémentaire de 3000 $, à laquelle il faut ajouter l’érosion du pouvoir d’achat causée par l’inflation qui n’est pas à la veille de faiblir. Même pour un plus petit prêt, toute hausse de taux fait mal. Contrairement aux États-Unis, les intérêts hypothécaires ne sont pas déductibles d’impôt pour une résidence principale, au Canada.
Au Québec, où le marché de l’habitation est en général moins cher que dans le reste du Canada, la pression semble moins forte à première vue. D’autant plus que le taux d’épargne y est légèrement plus élevé.
C’est toutefois faire fi d’un revenu disponible des ménages plus petit, malgré le lent rattrapage des dernières années.
L’Institut de la statistique du Québec estime à quelque 40 000 $ le salaire moyen avant impôts cette année au Québec, contre 49 000 $ à l’échelle du Canada. C’est dire le poids d’une hypothèque de 100 000 $ ou 200 000 $ sur le budget de nombreux ménages.
Le Grand Confinement a freiné la consommation, ce qui a porté le taux d’épargne à des sommets. Depuis, elle a repris de plus belle, faisant fondre les récentes économies à vue d’œil.
De 2016 à 2019, le taux d’épargne des ménages a oscillé entre zéro et 3 %, d’un océan à l’autre. Au Québec, il faut ajouter un à deux points de pourcentage de plus, selon les trimestres. Après avoir franchi la barre des 20 % à la mi-2020, Il est repassé sous la barre des 10 %, l’automne dernier. À ce rythme, il redeviendra famélique en cours d’année, tandis que le niveau d’endettement va continuer d’augmenter.
L’inaccessible étoile
Dans ces conditions, accéder à la propriété, c’est un peu rêver d’atteindre l’inaccessible étoile, comme le chantait Brel. Les prix d’une demeure sur les marchés primaire et secondaire augmentent plus vite que les salaires et même que le taux d’inflation. Sur le seul marché de la revente, le prix moyen des maisons a bondi de 6,8 %, du troisième au quatrième trimestre à l’échelle canadienne. La raison: un creux historique de propriétés sur le marché.
La capacité des ménages d’acquérir un chez-soi reste acceptable dans seulement deux des six régions métropolitaines de recensement du Québec, selon l’Indice d’abordabilité Desjardins: Saguenay et Québec.
À Montréal et Gatineau, l’achat d’une maison ou d’une co-propriété est devenu hors de portée pour la plupart des ménages tandis que la situation devient très préoccupante à Trois-Rivières et Sherbrooke.
Se loger relève toujours du parcours du combattant.
« Au cours de la dernière année, l’accessibilité s’est détériorée à son rythme le plus rapide en plus de 26 ans, calculent Kyle Dahms et Alexandra Ducharme, économistes à la Banque Nationale du Canada dans le dernier numéro de Suivi de l’abordabilité du logement. Par conséquent, il faudrait 48,6 % du revenu d’un ménage représentatif pour rembourser l’hypothèque d’une maison représentative au Canada ».
Ils soutiennent que l’accessibilité au logement est à son pire niveau depuis le milieu des années 90. À l’époque, le Canada peinait à se remettre de la récession de 1990-1991 et les taux d’intérêt étaient beaucoup plus élevés que maintenant. En 1995, un prêt de cinq ans à taux fixe était assorti d’intérêts annuels d’environ 10 %, contre moins de 4 %, ces jours-ci.
Le nombre net (constructions moins démolitions) de logements au Canada n’augmente pas au même rythme que la formation des ménages. Le Canada comptait 424 logis par tranche de 1000 habitants, en 2020, contre 427, en 2016.
Ramener la proportion à ce niveau supposerait 100 000 adresses de plus, selon les calculs de Jean-François Perreault, économiste en chef à la Banque Scotia. Ce, malgré l’ajout de quelque 260 000, l’an dernier. Ce n’est pas tout. À 424, le Canada est à la queue du G7 dont la moyenne s’établit à 471. Pour la rattraper, il faudrait ajouter, calcule M. Perrault, 1,8 million d’habitations dotées d’une entrée individuelle, selon la définition de logement que fait Statistique Canada.
Si on choisit de se comparer uniquement aux États-Unis, dont le ratio est de 427, il manque quand même 100 000 logements. La situation va sans doute s’aggraver encore avec la reprise de l’immigration, interrompue par la pandémie, et par l’accueil des réfugiés ukrainiens qui vont exercer à leur tour des pressions sur le marché de l’habitation. L’an dernier, le Canada a accueilli plus de 400 000 personnes, ce qui lui a donné la croissance démographique la plus forte du G7.
Ottawa se réveille, mais Québec dort au gaz
Bref, la rareté gonfle les prix de l’habitation qui à son tour alourdit l’endettement des ménages. À la clé, entassement dans des logis trop petits, itinérance accrue chez les pauvres et fardeau hypothécaire encore plus écrasant pour ceux et celles qui veulent rêver encore.
« Pour triompher des obstacles politiques et rester fidèles à la tradition canadienne, la solution consiste presque certainement à engager d’autres fonds fédéraux pour encourager les provinces et les municipalités, croit M. Perrault. Le gouvernement fédéral pourrait, par exemple, lier le financement projeté des transports en commun aux objectifs de densité et de rapidité d’approbation. »
C’est ce que fait en partie la ministre fédérale des Finances Chrystia Freeland. Dans son budget présenté le 7 avril, elle débloque près de 10 milliards sur cinq ans pour un train de mesures surtout destinées à stimuler l’offre. Du nombre, une enveloppe de quatre milliards sur cinq ans pour stimuler la construction de 100 000 nouveaux logements et 1,5 milliard d’ici deux ans dédiés à de nouveaux logements abordables.
« Dans l’ensemble, même si nous pensons que ces mesures aideront à soulager les pressions sur le marché du logement, elles auront de la difficulté à répondre à la nécessité d’augmenter l’offre »,
jugent Jimmy Jean et Randall Bartlett, économistes chez Desjardins, dans leur analyse du plan budgétaire fédéral. La pénurie de main-d’œuvre est une grosse pièce de ce casse-tête.
Du côté de Québec, le ministre Éric Girard ne s’est pas montré intéressé par le vaste chantier. Dans son Plan budgétaire déposé le 21 mars, il entend consacrer un peu plus de 100 millions par année d’ici 2028 à 1000 nouveaux logements sociaux et abordables, le reste allant à l’amélioration du petit parc existant.
Il existe aussi l’entente Canada-Québec qui prévoit le versement à Québec de 1,8 milliard d’ici 2027-2028, à condition qu’il en investisse autant dans la construction, l’amélioration et l’abordabilité des logements. On est encore loin du compte.
Bref, Québec ne prend pas acte qu’il existe une crise de l’habitation.
Chose certaine, les forces du marché ne parviendront pas à résoudre cette crise. Elles stimulent plutôt la spéculation, une réalité à laquelle s’attaque un peu Mme Freeland, mais pas M. Girard.
Pourtant se loger à prix abordable doit devenir un projet de société, au même titre que la réduction des gaz à effet de serre ou la défense de l’idéal démocratique.