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Capture d’écran
Une séance dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale française
Daniel Raunet
Par deux fois, le président français Emmanuel Macron vient d’être clairement désavoué par la plupart de ses concitoyens. D’abord début juin aux élections européennes, les partisans de la « macronie » n’ont obtenu que 14,6 % des voix, contre 22,4 % en 2019. Dépité par ce score, Macron a alors dissous l’Assemblée législative dès la publication des résultats le soir du 9 juin. Cette décision l’a conduit à une deuxième défaite au deuxième tour, le 7 juillet, avec 23,15 % des voix contre 25,75 % aux législatives de 2022. Avec, humiliation supplémentaire, une percée de ses deux grands ennemis : à l’extrême droite, le Rassemblement national de Marine LePen qui bondit de 17,3 à 37 % des suffrages et, à gauche, un Nouveau Front populaire qui obtient 25,7 % des voix. Selon un sondage effectué au lendemain des législatives, la popularité de Macron est au plus bas, 25 %, selon le baromètre Elabe [1].
Plus ça change, plus c’est pareil
Qu’à cela ne tienne, le président français refuse de céder une once de pouvoir dans cette nouvelle Assemblée nationale où ses adversaires représentent les deux tiers des Français.
Des manœuvres de coulisse avec ce qui reste des héritiers du gaullisme, les Républicains (5,4 % de l’électorat), lui ont permis de maintenir à la présidence de la Chambre une de ses partisanes, Yaël Braun-Pivet. Ont participé à ce vote 17 membres du gouvernement Attal élus députés, ce qui a amené La France insoumise (LFI) à porter plainte auprès du Conseil constitutionnel en vertu de l’article 23 de la constitution française qui interdit le cumul des fonctions législatives et exécutives.
Alors que les macronistes du groupe Ensemble pour la République n’arrivent qu’en troisième position en termes de voix, Emmanuel Macron se refuse à demander à un des deux vainqueurs, le RN ou le NFP, de former un nouveau gouvernement. Le NFP lui a proposé comme première ministre une haute fonctionnaire de 37 ans, Lucie Castets, mais le président, ignorant superbement jusqu’au nom de l’intéressée, a rétorqué que ce ne sont pas les partis qui lui diront quoi faire et qu’il attendra la fin des Jeux olympiques pour en dire davantage.
Il préconise une coalition qui irait de la droite classique aux socialistes, mais qui exclurait la plupart de leurs partenaires du Nouveau Front populaire, les écologistes les plus radicaux, la France insoumise et le Parti communiste. Un exercice d’équilibriste qui traîne en longueur.
Les socialistes n’ont pas mordu à l’hameçon, de peur d’être qualifiés de traîtres par leurs électeurs de gauche. Quant à Laurent Wauquiez, le dirigeant du bloc des députés de la Droite républicaine (5,4 % des suffrages), le clan Macron vante ses mérites depuis les élections, mais l’intéressé tient à rester à l’écart d’une telle coalition [2], ne voulant pas compromettre ses chances à l’élection présidentielle de 2026 par une trop grande proximité avec un président mal-aimé.
D’autres noms circulent pour « Matignon » (le siège du premier ministre) : Xavier Bertrand, président de droite de la région des Hauts-de-France, Jean-Louis Borloo, un ancien ministre centriste de Chirac et Sarkozy, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, etc.
Cordon sanitaire contre l’extrême droite
Même s’il est le premier parti de France avec 10,1 millions de voix contre sept millions au Nouveau Front populaire et 6,3 millions aux macronistes (Ensemble pour la République et ses alliés), la classe politique a maintenu un cordon sanitaire étanche autour du Rassemblement national de Marine Le Pen. Grâce aux subtilités du mode de scrutin uninominal à deux tours, les désistements entre la droite, le centre et la gauche ont réussi à contenir la députation du RN à 24,6 % des élus, alors qu’Il a recueilli 37 % des suffrages. Son groupe parlementaire est exclu de la gestion de l’Assemblée nationale ; pas un seul de ses membres n’a été élu à la tête des diverses commissions parlementaires.
L’heure de vérité : le prochain budget
Quel que soit le choix du président, le nouveau premier ministre devra éviter la censure au retour des vacances lors de la présentation du budget 2025. Or, le pays a peu de marge de manœuvre. Avec un déficit public de 5,5 % du PIB et une dette de 110,6 % du même PIB, la France est menacée d’une amende de l’Union européenne de 2,5 milliards d’euros pour avoir dépassé les normes communautaires, respectivement 3 % et 60 %.
La candidate du NFP pour Matignon, Lucie Castets, propose de combler le gouffre par une hausse des impôts des milliardaires, le retour de l’impôt sur les fortunes et l’élimination de nombreuses subventions aux entreprises. 155 milliards d’euros d’économies en 3 ans, du moins sur papier [3]. Tout ceci en augmentant les effectifs dans l’éducation, la santé et la fonction publique, sujets majeurs de préoccupation dans la population.
Membre du gouvernement sortant, Bruno Lemaire fait comme s’il sera toujours ministre de l’Économie en septembre. Il propose une direction diamétralement opposée à la gauche : pas de hausse d’impôts, mais une réduction draconienne des dépenses, 5 milliards d’euros pour tous les ministères. Tous les partis du centre, de droite et d’extrême droite sont d’accord avec lui sur un rejet catégorique de toute hausse des impôts.
La Ve République, une anomalie en Europe
La France est le seul pays de l’Union européenne à disposer d’un système électoral uninominal. Tous les autres utilisent des modes de scrutin avec des éléments de proportionnalité. En France, celui qui obtient la majorité absolue dans une circonscription est élu. Si personne n’a la majorité, on procède à un deuxième tour pour départager ceux qui ont obtenu au moins 12,5 % des suffrages. Comme au Canada, ceux qui ont voté pour quelqu’un d’autre n’ont pas de représentation parlementaire.
En 1958, propulsé au pouvoir à la suite d’un putsch militaire à Alger, le général de Gaulle avait fait adopter par voie de référendum une nouvelle constitution à sa mesure. La Ve République est un régime présidentiel où le chef de l’État, élu au suffrage universel, choisit son premier ministre et approuve ses choix de ministres, obligatoirement des non-élus. Le général n’aimait pas ce qu’il appelait « la politique des partis » et il s’est assuré de se réserver des pouvoirs régaliens en matière de défense et de politique internationale. Et de mettre les parlementaires au pas.
L’Assemblée nationale française a moins de pouvoir que nos institutions législatives. Le président peut la dissoudre à sa guise, une fois par an maximum. En outre, l’article 49.3 permet au gouvernement de faire adopter des textes de loi rejetés par les élus si ceux-ci ne sont pas prêts à voter la censure, c’est-à-dire la dissolution de l’Assemblée et la tenue de nouvelles élections. L’avant-dernière première ministre d’Emmanuel Macron, Elizabeth Borne, a utilisé la procédure… 23 fois en 20 mois !
La situation actuelle française, du jamais-vu
Le système mis en place par le général de Gaulle s’appuyait sur de solides majorités en Chambre. Sa constitution lui a survécu, mais en devenant un système bipartite, avec une alternance des présidents et des chambres de droite et de gauche. Quand un président perd sa majorité parlementaire, la Ve République a inventé le concept de « cohabitation ». Comme en 1986 quand le président socialiste François Mitterrand a dû composer avec un premier ministre gaulliste, Jacques Chirac, puis en 1997, quand ce dernier, une fois président, a dû cohabiter avec le socialiste Lionel Jospin.
Aujourd’hui, le président Macron a rompu avec la tradition. Au lendemain de sa défaite, il n’a pas demandé à un adversaire de devenir premier ministre. L’Assemblée nationale est fracturée en trois blocs irréductibles. Les macronistes du groupe Ensemble pour la République dirigé par Gabriel Attal n’ont que 99 députés, 142 si on y ajoute les partisans de l’ancien premier ministre Édouard Philippe (groupe Horizons) et différentes formations centristes alliées.
À gauche, le Nouveau Front populaire compte 193 députés (72 insoumis, 66 socialistes, 38 écologistes et 36 communistes). Le bloc d’extrême droite, lui, comprend 142 députés du Rassemblement national et de ses alliés du groupe À Droite (créé par l’ex-président des Républicains Éric Ciotti). On peut même considérer qu’il y a un quatrième bloc, les 47 députés de la Droite républicaine, héritiers historiques du gaullisme, qui ne veulent pas d’un Premier ministre issu du NFP ou du RN, mais qui rejettent une coalition avec les macronistes.
Les Français, supposément hostiles au compromis
Le seul déblocage possible serait que chacun mette un peu d’eau dans son vin et que plusieurs partis forgent des compromis programmatiques pour former un gouvernement viable. C’est la norme dans le reste de l’Union européenne où la présence de modes de scrutin proportionnel assure aux principaux partis des députations proches de leur poids en nombre d’électeurs.
Parmi les coalitions actuelles, signalons les cas de la Finlande (coalition droite-extrême droite), de la Suède (chrétiens-démocrates et libéraux appuyés par l’extrême droite), du Danemark (sociaux-démocrates et centristes), des Pays-Bas (4 partis de droite et d’extrême droite), de l’Espagne (coalition entre les socialistes et l’extrême gauche), de l’Italie (première ministre post-fasciste avec deux partenaires de droite), de l’Allemagne (coalition entre la social-démocratie et la démocratie chrétienne), de la Pologne (alliance entre la gauche et les démocrates), de l’Autriche (alliance écologistes-conservateurs), de l’Irlande (les deux grands partis nationalistes plus les Verts), etc.
Emmanuel Rivière, enseignant à l’Université Paris I et à Science po, ne croit pas en un atavisme qui ferait des Français des gens viscéralement opposés au compromis : « La France a déjà traversé de longues périodes démocratiques, sous la IIIe et la IVe République, où cette culture et ces usages prévalaient. » [4]
L’élusive proportionnelle
De nombreux politologues et constitutionnalistes français préconisent une réforme du mode de scrutin afin d’éviter que des groupes comme le NFP et le RN, qui recueillent les deux tiers des suffrages, ne soient exclus du pouvoir. La proportionnelle n’est pas complètement étrangère à la Ve République. En 1986, pour atténuer une défaite probable de son camp aux élections, le président socialiste François Mitterrand avait fait modifier la loi pour permettre à l’extrême droite, jusque-là sans représentation, de grignoter l’électorat de la droite gaulliste et d’entrer à l’Assemblée nationale. Cette année-là le Front national de Jean-Marie LePen avait récolté 35 sièges. Une fois à la présidence, Jacques Chirac est revenu en arrière et a rétabli en 1988 le scrutin majoritaire à deux tours, situation toujours en vigueur.
Vincent Pons, économiste à Harvard, croit qu’en France la fin du bipartisme et les Assemblées à trois blocs ou plus vont devenir la norme. « Il faut envisager un changement profond en passant à un système plus proportionnel, de telle sorte que la composition de l’Assemblée reflète le poids politique des différents partis. Les résultats seraient plus lisibles, car les électeurs n’auraient plus de calcul stratégique à faire. »
Mais comment changer ? Les experts comme Pons ne sont pas optimistes. « Les députés et leurs partis ont une incitation à préserver le mode de scrutin qui les a fait élire. Changer le mode de scrutin, c’est augmenter l’incertitude sur leurs chances de rester au pouvoir. Ainsi, les députés préfèrent souvent le statu quo. » [5]
Cela rappelle un certain communiqué de presse de 2019 : « Réforme du mode de scrutin au Québec : le PQ, la CAQ, QS et le PV s’engagent à agir ensemble. » [6]
[1]Isabelle Ficek, « SONDAGE EXCLUSIF – Emmanuel Macron isolé aux yeux de l’opinion, Gabriel Attal épargné », Les Echos, Paris, 11 juillet 2024.
[2] Le Figaro, « Pacte législatif: «Nous ne sommes pas prêts à signer un chèque en blanc», affirme Laurent Wauquiez, opposé à une coalition gouvernementale », Paris 22 juillet 2024. https://video.lefigaro.fr/figaro/video/pacte-legislatif-nous-ne-sommes-pas-prets-a-signer-un-cheque-en-blanc-affirme-laurent-wauquiez-oppose-a-une-coalition-gouvernementale/
[3] Thibault Henocque, « Budget 2025 : les premières pistes du NFP », La Chaîne Parlemeetaire, Paris, 29 juillet 2024. https://lcp.fr/actualites/budget-2025-les-premieres-pistes-du-nfp-305854#:~:text=premi%C3%A8res%20pistes%20budg%C3%A9taires.-,R%C3%A9forme%20fiscale,et%20de%20r%C3%A9duire%20le%20d%C3%A9ficit%22.
[4] Emmanuel Rivière, «Après les législatives, il est temps de changer notre mode de scrutin », L’Express, Paris, 16 juillet 2024.
[5] Grégoire Normand, «Non, la France n’est pas ingouvernable (Vincent Pons, Harvard)», La Tribune (France) no 7908, Paris , 13 juillet 2024.
[6] Charles Lecavalier, « Legault veut une élection proportionnelle en 2022: «je ne ferai pas comme Justin», le Journal de Québec, Québec, 10 septembre 2018. https://www.journaldequebec.com/2018/09/10/legault-veut-une-election-proportionnelle-en-2022-je-ne-ferai-pas-comme-justin