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New York Jazz Workshop
Serge Truffaut
Oh la la, comme le chantaient des rigolos britanniques dans les années 70. Oui « oh-machin-truc» , car nous voilà dans l’obligation d’en rajouter une couche. À quoi ? Au génie. Si l’usage de ce mot ne se conjuguait pas de nos jours avec l’inflation, nous n’aurions pas besoin de greffer au qualificatif en question une précision.
Pour dire les choses telles qu’elles ont été et telles qu’elles demeurent, Thelonious Sphere Monk était un génie à la puissance M3. Autrement dit à hauteur de la masse monétaire de la Fed. Ce qui signifie, chacun en conviendra, que Monk était le chef de la tribu génies des musiques populaires conçues dans la brousse du Mississippi et dans les abattoirs de Chicago.
Des preuves, des preuves, demande-t-on ? Avec l’aide de Nestor Burma, tapi dans l’ombre de l’Hôtel Louisiane, on a constaté, et non simplement soupesé, que Thelonious Monk a été le seul pianiste, incluant les « classicos », les Arturo Benedetti Michelangeli, Maurizio Pollini et autres germains, a solutionné l’énigme des énigmes. Soit accorder le piano désaccordé au départ en se jouant du piano.
Ce qui, chacun en conviendra, n’est pas évident. D’autant moins, qu’une fois accordé, il se plaisait parfois à le désaccorder, car notre homme était notamment doué pour concocter des progressions d’accords à coups de notes malicieuses. Ah ! La malice ! Il en était un artisan. Attention ! Pas la malice des coups fourrés mais bien celle qui copine avec le sourire.
Ayant été tout cela, il méritait une somme, le Monk. Eh bien la voici. Elle s’intitule Mystère Monk. Elle a été publiée par les Éditions Seghers dont il est important de souligner, vu notre sujet, qu’elle a été fondée à l’enseigne de la poésie par Pierre Seghers en 1944. Cette magnifique aventure éditoriale a été organisée et menée par Franck Médioni sur 360 pages grand format
Bien. En son temps, notre cher maître Raymond Queneau avait observé que le livre consacré à l’accouplement de L’Être et le néant confectionné par Jean-Saul Partre pesait pas moins de 1,2kg. On vous l’assure, le Monk de Médioni en pèse beaucoup plus. Car aux textes, plus exactement aux témoignages, le maître d’oeuvre de ce qui mérite vraiment le label beau livre a joint des illustrations originales, des photos, des dessins, des tableaux… Bref, Seghers nous propose la totale.
À travers les témoignages enregistrés récemment, les textes écrits tout aussi récemment auxquels ont été ajoutés des textes composés bien avant, Médioni met en relief ce qui distinguait Monk de ses contemporains: l’alchimie de l’inattendu avec l’originalité et le souci marqué pour l’évasion. Celle qui permet de se mettre en-dehors des clous sans être abîmé. Car au début de son aventure musicale, il a été passablement abîmé.
Abîmé par le racisme sous toutes ses formes dont la violente, par les producteurs véreux et par la bipolarité. Comme on disait dans le temps, notre cher Thelonious avait un grain. Celui qui le poussait à faire de temps à autres la danse de l’ours sur scène autour de son piano. Ainsi que le confie ce cher pianiste Randy Weston, danser ainsi le rendait heureux.
Des auteurs, on a retenu les noms de Milt Jackson, Miles Davis, Mal Waldron, les écrivains Yannick Haenel, Julio Cortazar et Jack Kerouac, Herbie Hancock et beaucoup, beaucoup d’autres dont Dizzy Gillespie qui avait vendu la mèche. On s’explique. De son vivant, Monk avait dit son chagrin de ne pas avoir eu tout le crédit qui lui revenait concernant la « naissance » du bebop.
Et alors ? Dans le livre qu’il publia en 1981, To Be Or Not To Bop, soit quelques mois à peine avant la mort de Monk, Gillespie confessait ceci : « Il ne faisait jamais ce que je lui demandais; il avait véritablement ses propres structures musicales. Il fut le premier à me montrer l’accord demi-diminué (…) Et cela a vraiment modifié ma pensée mélodique. Par la suite j’ai composé toute une série de morceaux sur cette progression (…) c’est superbe . »
Le mot est dit, ce livre est à l’image de Monk : superbe.
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Le 3 mars dernier, tous les médias du « monde-mondial » nous apprenaient que le saxophoniste ténor Wayne Shorter avait rejoint, comme il se dit dans l’univers du jazz, l’orchestre que Duke Ellington dirige dans l’au-delà. Bien. On fera l’impasse sur les informations déclinées par l’avalanche médiatique pour mieux souligner que s’il fallait retenir un disque et un seul enregistré sous son nom alors Speak No Evil sur Blue Note serait notre choix.
Enregistré avec Ron Carter à la contrebasse, Herbie Hancock au piano, Freddie Hubbard à la trompette et Elvin Jones à la batterie, cet album est un sommet. Son aventure avec Weather Report dont il fut le co-fondateur ? Comme la grande majorité des productions des années 70 inclinant au jazz-rock, ça a mal vieilli. Amen !