À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Les revues ont parfois une folle attirance par la diversité des sujets qu’elles proposent. Moins denses sans doute que les livres, elles n’en sont pas moins éloquentes. Tant le condensé des aventures de lecture auxquelles elles nous convient constitue parfois une somme de labyrinthes desquels on pourrait bien ne pas s’extraire tout à fait. Ainsi en est-il de l’édition de l’automne 2023 de la revue Nouveau Projet.

Pierre Deschamps

De tous les articles du numéro 24 de la revue Nouveau Projet (Automne 2023, Montréal, 152 pages), retenons ceux de Catherine Ève Groleau, d’Élisabeth Cardin et de Nicolas Charrette. En raison de leur tonalité propre, des particularités de leur propos, et sans doute aussi parce que résonnent les bruissements d’une « île en ville », d’un métier qui asphyxie, du vrai et du faux. Des textes qui sont en quelque sorte des mythologies des alentours qui mettent sous nos yeux ce que nos quotidiens pixelisés ont tendance à occulter, ignorer, négliger.

De la nostalgie effilochée à l’urbaine vitalité

Les plus vieux se souviendront peut-être que la rive en face du parc Belmont s’appelait l’Abord-à-Plouffe. À l’époque, quand on traversait la rivière des Prairies, c’était pour aller montrer aux enfants le sinistre pénitencier Saint-Vincent-de-Paul. À moins que ce ne soit pour aller rendre visite à un oncle qui avait un chalet à Saint-François-de-Sales. Ou pour se rendre en famille les dimanches après-midi au Commodore Yacht Club. Seuls les audacieux se rendaient jusqu’à Laval-sur-le-Lac, là où vivaient les riches.

Si autrefois l’île Jésus n’était qu’un lieu de villégiature, aujourd’hui « elle est un refuge plus abordable pour certain.e.s expatrié.e.s du monde et aussi pour la classe moyenne, qui ne peut plus suivre la gentrification et la flambée des prix [sur l’île de Montréal]. Aujourd’hui, sa réalité est devenue celle des classes, celle de ceux et celles, toutes couleurs unies, qui quittent la ville embourgeoisée [Montréal] à la recherche d’une vie où les fins de mois ne sont plus des fins du monde ».

La pétulance citadine

Laval, une ville à découvrir, une ville kaléidoscopique : « Quartiers denses et gangs de rue au sud, enclaves riches et ostentatoires à l’ouest, agriculture et champs à perte de vue à l’est, monde riverain et champêtre au nord, manufactures de toutes sortes et industries pharmaceutiques au centre : le paysage de la ville est tout sauf homogène. »

Ce dont témoigne à sa façon l’École internationale du coin que fréquente le fils de l’auteure : « son ami Marc vient du Liban, comme 10 % des Lavallois.es, son ami Andrew est Chinois, Kalia est Portugaise et Jacob et Mikhael sont Vietnamiens, sans compter les Haïtien.ne.s, les nombreux.euses Magrébin.e.s, les Russes et les Roumain.e.s de son groupe. »

Véritable promenade ethnographique – beaucoup plus vivifiante qu’une galopade dans le triste Griffintown –, le texte de l’auteure dresse le portrait d’un lieu loin des habituels clichés qui en font une simple banlieue de Montréal : un monde riche où la diversité culturelle, géographique et sociale a façonné un paysage physique et humain qui lui donne aujourd’hui une identité bien particulière. Un lieu où l’on a envie d’aller pour manger au Christina’s Cuisine « de typiques repas longuement mijotés tels le stifado et le youvetsi ».

En abrégé, un milieu de vie qui grouille de vie.

Nourritures amères

« La restauration, qui était censée me lier à la nature de manière presque divine, est devenue mon ennemie ». Un constat sans appel d’Élisabeth Cardin, ex-cheffe du défunt restaurant Manitoba, rue Saint-Zotique Ouest, à Montréal.

Peu de temps avant la fermeture de ce lieu (temporaire en 2021, puis définitive en 2022), Élisabeth Cardin commence à tenir un journal dont elle livre quelques dates.

Tout commence par une évocation de l’épuisement dans lequel sept ans au fourneau, aux tables, à la plonge du Manitoba l’a conduite, confessant n’avoir « plus la force de continuer ».

La nature en manque

L’épuisement ne résulte pas seulement de tout le temps passé à gérer ce « beau restaurant ». Il est aussi la conséquence du manque de temps pour côtoyer la nature : « Et ça me brûle à petit feu ». Surgit alors l’idée de fermer le Manitoba, avec son lot de désolation et de meurtrissures accumulées.

Ce qui l’amène à rechercher un autre horizon que celui de ses casseroles : « Demain, je me lancerai à la recherche d’une maison à la campagne et je plierai bagage [pour aller] vivre parmi les arbres et les champs ».

Premier arrêt Lanaudière. Le désenchantement lui vient rapidement quand elle « réalise avec effroi que Lanaudière est le nouvel eldorado forestier des Montréalais.es ».

Ailleurs l’ancrage

Départ vers la Côte-du-Sud qui sera le nouveau (définitif ?) port d’attache d’Élisabeth Cardin séduite par « la beauté des lieux, la proximité du fleuve, le caractère patrimonial des vieux villages, la présence d’artistes et celle de fermes familiales […] et, surtout, la solidité des liens sociaux ».

Puis un beau jour, elle se décide à contacter un organisme communautaire du coin qui fournit des services à des personnes vivant avec un handicap intellectuel ou une maladie mentale. Bientôt, elle se retrouve dans une cuisine collective à faire « la soupe avec Charles, un homme d’une soixantaine d’années avec une déficience intellectuelle légère ».

Dès ce moment, elle a comme une révélation : «… je comprends que j’ai trouvé ma communauté. Je souris, je vibre ».

À Montréal, Élisabeth Cardin a « contribué à l’essor d’une cuisine environnementale inspirée du territoire nourricier », la voilà maintenant installée à Saint-Jean-Port-Joli où l’envie de « cuire des pains dans la braise, [d’] enseigner l’histoire de la cuisine québécoise » la fait à nouveau rêver.

De l’abandon des propositions gastronomiques cher payées au bonheur des petits plats partagés à plusieurs !

Mentir pour m’en tire

Témoignage d’un prof de français bien payé qui agonise dans son cégep brun et beige, le texte de Nicolas Charrette raconte une tranche de vie au cours de laquelle on ne sait si on nous ment ou non : «Jj’ai précisé ne pas être un narrateur fiable [… ] je cabotine et crée des fictions. [… ] je patente quelque chose d’absurde ou d’inattendu dans une conversation, puis me renie aussitôt qu’on mord à l’appât. Bref, disons que j’ai un problème avec la vérité, même si j’aime penser que c’est le symptôme d’une créativité mal canalisée. »

Le tout s’affiche comme une menterie qui entraîne le lecteur au cœur des états d’âme de quelqu’un qu’on dit être frappé par la crise de la quarantaine … en mal de sciences économies, de surcroît ! Pfff !

À lire et relire pour dénouer les fils d’on ne sait trop quelle dérobade.

Trois textes donc aux sonorités toutes contemporaines qui mêlent la découverte de la proximité inattendue à celle de l’éloignement salutaire et au vertige consécutif à une intox de soi. Loin des fracas d’une époque qui se noie dans les rodomontades, le murmure d’identités dissemblables qui apaise.

 

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