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Jean Dussault
Le gouvernement Netanyahou est d’avis que les tribunaux d’Israël se mêlent trop de politique. Une large partie de la population pense que les tribunaux doivent contrer les abus gouvernementaux. Transposition au Québec.
ll y a 28 mois, le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure a conclu que la loi 21 sur la laïcité de l’État « ne viole ni l’architecture constitutionnelle canadienne ni la règle de la primauté du droit… (et que) … l’utilisation des clauses de dérogation par le législateur s’avère juridiquement inattaquable ».[1]
En d’autres mots, le gouvernement du Québec a le droit de soustraire sa loi 21 à la Charte canadienne parce que ladite Charte permet à un gouvernement provincial d’y déroger. Cette permission de l’exception à la règle générale émane de l’entente de 1982 entre le gouvernement canadien qui voulait constitutionnaliser la Charte et les gouvernements provinciaux, sauf celui du Québec absent des discussions, qui souhaitaient conserver le pouvoir d’adopter des lois en fonction de leurs choix politiques. C’est ce qu’a invoqué le Québec dans sa loi sur la laïcité.
Juridiquement, – le domaine d’un juge – c’est simple, c’est clair, c’est net : Québec peut agir ainsi, Québec a agi ainsi. Mais il n’y a pas que le juridique dans la vie : un « arbitre neutre et impartial d’un débat social » , – l’autodescription de M. Blanchard- [2] peut trouver que « l’utilisation par le législateur des clauses de dérogation apparaît excessive, parce que trop large »[3] alors que « l’utilisation de la clause de dérogation devrait se faire de façon parcimonieuse et circonspecte » .[4]
Le code criminel a introduit le mot « excessive » dans le cas de l’utilisation « excessive » de la violence policière, mais, dans le cas soumis au juge Blanchard, les termes « excessive », « large », « parcimonieuse » et « circonspecte » relèvent plus de l’opinion politique que de la rigueur juridique.
D’ailleurs, le magistrat saute à pieds joints dans l’argumentaire politique en se moquant de l’utilisation de la clause dérogatoire dans la cause qui lui a été judiciairement soumise : « Le premier ministre du Québec affirme publiquement que le recours aux clauses nonobstant vise à éviter de longs débats devant les tribunaux. À l’évidence, cela n’entraînera pas l’effet espéré . »[5]
Au fait, parce que le gouvernement Couillard avait omis d’invoquer la même clause dérogatoire pour mettre en vigueur sa loi 62 sur les services publics à visage découvert, la Cour supérieure du Québec avait suspendu l’application de la loi en question. Le nom du juge siégeant ? Marc-André Blanchard.
En d’autres mots, le même juge a contré la loi d’un gouvernement qui n’a pas utilisé la clause de dérogation en 2015 et il a blâmé un autre gouvernement qui s’en est servi en 2019. M. Blanchard a ainsi statué que cette clause fondamentale de la constitution canadienne est utile seulement quand elle ne sert pas.
Elle existe pourtant et, comme tout le monde, le juge doit l’endurer puisque la limpidité juridico-constitutionnelle de l’affaire est flagrante.
Nonobstant l’évidence juridique à laquelle il doit souscrire, « l’arbitre neutre et impartial d’un débat social » a trouvé une façon de débouter en partie le gouvernement.
Les Anglo-Québécois
À cause de, ou grâce à la clause de dérogation à la Charte canadienne, la loi 21 est constitutionnellement inattaquable selon le juge. Mais il y a un mais : heureusement, selon lui, la Constitution et l’ouverture d’esprit sont venues à la rescousse des élèves de la EMSB, la commission scolaire anglo-montréalaise qui « se plaint d’une pénurie d’enseignants.es au Québec, ce qui l’affecte tout comme les communautés qu’elle doit servir ».[6] Le juge n’explique pas en quoi il s’agirait d’une situation particulière aux écoles anglophones qui exigerait des mesures particulières.
La constitution canadienne reconnaît clairement aux minorités linguistiques francophones et anglophones le droit de gérer leurs écoles. Le gouvernement du Québec a argué devant la Cour supérieure que cela n’inclut pas « un droit à l’embauche et à la promotion de personnel reflétant l’idée qu’elle se ferait de la diversité confessionnelle qui comporterait la possibilité de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions. » [7] Tough luck, dirait-t-on à la EMSB. Version du juge, « la minorité anglophone décide de faire ce choix pour des raisons qui lui appartiennent légitimement (…) elle ne fait qu’utiliser le droit à un traitement différent que la Cour Suprême reconnaît aux minorités linguistiques ». [8]
Le juge a ainsi statué que la EMSB, alors en tutelle, représentait la minorité anglo-québécoise. Il sait peut-être des choses qu’il n’a pas cru bon partager avec les justiciables.
Ainsi donc, la Cour supérieure du Québec, par la plume d’un de ses éminents décideurs, a établi au printemps 2021 qu’une enseignante de la EMSB, disons hispanophone, arabophone, russophone ou, tiens, francophone a le droit de porter un signe de sa religion en classe au nom des droits linguistiques constitutionnalisés de la minorité anglophone du Québec. Un comportement légalement proscrit dans l’école francophone du quartier voisin.
Parce que ? Parce que
« Sans nier ni diminuer le fait que la reconnaissance de la diversité culturelle et religieuse existe et se trouve valorisée dans le système d’éducation public francophone, le tribunal doit constater que la preuve non contredite permet de conclure que les commissions scolaires anglophones et leurs enseignants.es ou directeurs.trices accordent une importance particulière à la reconnaissance et célébration de la diversité ethnique et religieuse … »[9]
Sur 240 pages, le juge n’expose ni les assises juridiques ni de bases factuelles à son assertion.
Le choix politique
Plus loin dans son éditorial, le juge Blanchard met en doute la sincérité laïcisante du gouvernement québécois puisque la loi 21 n’interdit pas le port de signes religieux dans tous les services publics, même pas dans tous les secteurs de l’enseignement. « En toute logique, si le principe de laïcité constitue une des bases fondamentales de la société québécoise, on peut raisonnablement se demander en toutes circonstances pourquoi il ne s’applique pas à tous. » [10]
Le juge a raison : la différence entre l’ampleur du principe énoncé dans la loi 21 et l’étroitesse de son application est en effet flagrante. Certes, il s’agit là de l’objet d’un débat politique ; mais certainement pas le lieu d’une décision judiciaire.
Depuis neuf mois, la Cour d’appel du Québec étudie le jugement du juge Blanchard.
[1] 2021 QCCS 1466 par. 4
[2] Id. par. 79
[3] Id. par. 4
[4] Id. par. 154
[5] Id. par. 52
[6] Id. par. 42
[7] Id. par. 959
[8] Id. par. 968
[9] Id. par. 983
[10] Id. par. 1066