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Serge Truffaut
Jusqu’à présent, quand on formulait l’expression «paradis fiscal», on pensait illico à une déclinaison géographique passant par la Suisse, le Luxembourg, Jersey, Chypre, les îles Vierges, etc. Dans la foulée de la publication des Pandora Papers le 3 octobre dernier, il faut hisser le Dakota du Sud et cette étrange enclave financière baptisée City of London, administrativement indépendante de la capitale anglaise, sur le podium des mastodontes de cette activité financière.
Par un effet boomerang inattendu, l’État du Midwest américain et l’entité britannique ont effectivement été les principaux bénéficiaires des exigences de clarté, pour tout ce qui a trait notamment au secret bancaire, imposées ces dernières années par les pays membres de l’OCDE, les États-Unis en tête lorsque Barack Obama en était le président.
Dans le cas de la City of London, on peut même souligner qu’elle est désormais le siège social international de la malversation fiscale, du blanchiment de l’argent sale et d’autres magouilles qui jonglent avec les espèces sonnantes et les mandats monétaires. Voilà en effet ce que révèle l’enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), qui regroupe 150 médias, enquête dans laquelle le Washington Posta été en pointe.
Avant de poursuivre, nous précisons que les Pandora Papers totalisent près de 12 millions de documents confidentiels coulés par une source anonyme auprès de l’ICIJ. Les documents en question proviennent des archives des quatorze cabinets experts en création de sociétés offshore,situées évidemment dans des paradis fiscaux. Quoi d’autre? Ils révèlent les vilains petits secrets de 35 chefs d’État, de 300 responsables publics et de près de 150 milliardaires.
La City !
Antérieurement à la publication des Pandora Papers, on savait que la Bourse de Londres, l’énorme marché des eurodollars et les sièges sociaux des principales banques et compagnies d’assurances, sans oublier la Banque d’Angleterre, étaient concentrés dans la City. On savait moins que celle-ci était la tête de pont du plus vaste réseau voué à l’évasion fiscale dans le monde.
Selon le Financial Secrecy Index composé annuellement par le Tax Justice Network, la City est en quelque sorte le chef d’orchestre d’un ensemble géographique regroupant les îles Cook, les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans et Jersey. Sur les 956 compagnies épinglées par les journalistes du consortium, les deux tiers ont camouflé leurs méfaits financiers dans ces lieux.
Au fil des ans, on a assisté à la montée en puissance de cabinets formés par des avocats, des comptables et des banquiers qui confectionnent des millefeuilles financiers très complexes en fonction de la géographie. En fonction, plus exactement, des spécialités que proposent Jersey, les îles Cook…
Bon an, mal an, l’évasion fiscale des compagnies qui transitent par ce réseau varie entre 250 milliards et 600 milliards par année, selon les calculs de Nicholas Shaxson, auteur du déprimant Treasure Islands: Tax Havens and the Men Who Stole the World (Palgrave MacMillan Publisher), qui a fait l’objet d’un documentaire fascinant: The Spider’s Web: Britain’s Second Empire, réalisé par Michael Oswald.
Selon les analyses effectuées en permanence par l’ONG britannique Tax Justice Network, les États-Unis se situent au deuxième rang des principaux paradis fiscaux de la planète, derrière les bien nommées îles Caïmans, mais devant… la Suisse. Oui, mille fois oui, sur le flanc de la finance délictueuse, le pays de Thomas Jefferson fait mieux que celui où Jean Calvin développa le puritanisme.
Cette montée en puissance des États-Unis découle en grande partie des politiques, ou plus exactement de la philosophie adoptée par les élus du Dakota du Sud. La philosophie en question pourrait se résumer en un mot: déréglementation. En d’autres termes, tout ce que vous souhaitez faire, ils le permettent.
Effronterie absolue
L’inclination pour le laisser-faire tous azimuts des autorités de cet État est avant tout le reflet d’un opportunisme qui se confond avec l’effronterie absolue. Mais encore? Obama oblige la Suisse d’abord et les autres paradis fiscaux ensuite à communiquer les noms des citoyens et compagnies américains qui sont présents chez eux? Le Dakota du Sud fait siens les protocoles financiers développés par ces pays.
Avec une volonté d’autant plus marquée ou évidente qu’il a été en fait encouragé par Washington, soit l’État fédéral. Il se trouve que, si les États-Unis ont obligé la Suisse et consorts à transmettre des informations sur les agissements des citoyens et compagnies américains, ils ont refusé de rendre la pareille. En effet, les États-Unis n’ont pas voulu signer l’accord de l’OCDE qui l’obligerait à fournir les noms des personnes et sociétés étrangères planquant de l’argent sur son territoire.
Dans la foulée des réformes réalisées entre 2015 et 2018 par la Suisse, les Bahamas, etc., on a assisté à un afflux faramineux d’argent sale dans les coffres du Dakota du Sud, qui comptent aujourd’hui 81 fiducies ou trusts. Parmi ces derniers, 28 ont été ouverts pour dissimuler les milliards détenus par autant de politiciens provenant majoritairement de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale.
De 75,5 milliards de dollars américains en 2011, les sommes enfouies dans les dédales fiduciaires du Dakota du Sud sont passées à 367 milliards aujourd’hui, soit le PIB de l’Irlande. Fait à noter: selon l’enquête de l’ICIJ, une portion importante de ces milliards a été déposée par les principaux narcotrafiquants.
Tout cet enfumage financier et la corruption politique qu’il suppose n’auraient pas été possibles sans les agissements occultes d’un bureau d’avocats, que certains qualifient de Rolls-Royce des cabinets juridiques. Il s’agit de Baker McKenzie, fondé à la fin des années 1940 à Chicago, qui emploie 5000 avocats à travers le globe.
En 2004, nous rappellent les Pandora Papers, sous l’impulsion de Christine Lagarde, alors présidente de cette firme, ex-présidente du FMI et actuelle présidente de la Banque centrale européenne, Baker McKenzie a déménagé… en Suisse. Aujourd’hui, comme l’indique Le Monde, membre du consortium, la firme en question «est gérée par une association de droit suisse». On insiste: de droit… suisse.