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Difficile de comprendre comment on a pu en arriver là. Comment, par exemple, un sans papier mexicain devenu coiffeur à Miami peut-il encenser Donald Trump, ainsi qu’on pouvait le lire dans La Presse récemment ? Pourquoi les Français se sont-ils vus forcés de choisir entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélanchon ? Les Canadians opter pour Trudeau ou Poilièvre ? Comment expliquer cette perte de références et de repères qui confine aux extrêmes, sinon par un sentiment d’inconscience ou de non-appartenance ? Peut-être cela tient-il à la notion d’identité. Comme si nous avions oublié qui nous sommes et d’où nous venons; ce qui nous définit collectivement, comme l’ouverture aux autres et l’aide aux plus démunis. Et tant qu’à y être, notre rapport au territoire et à ceux qui l’habitent avec nous. Hum ? Quand même étrange qu’un polar nous amène à poser de telles questions, non…
Michel Bélair
Heureusement pour nous, Jacques Savoie s’est toujours permis de toucher à tout. On le connaît surtout pour son roman Les portes tournantes, dont Francis Mankiewicz a fait un classique du cinéma québécois (1988), mais il avait d’abord brûlé les planches avec le groupe de musique folk Beausoleil Broussard dès la fin des années 1970. Il a par la suite écrit près d’une quinzaine de romans et des histoires pour les enfants et les adolescents. Il a aussi scénarisé pour la télé où on lui doit des séries mémorables comme, entre autres, Bombardier, Les orphelins de Duplessis, René (sur René Lévesque, bien sûr) et Les Lavigueur, la vraie histoire.
Savoie publiait en 2010 Cinq secondes, le premier d’une série de quatre polars mettant en scène l’improbable inspecteur Jérôme Marceau … et remportait la même année le Prix Saint-Pacôme du roman policier! Le revoici avec une solide enquête, sans Marceau cette fois, La honte de Frank White paru chez Libre Expression. Un livre qui repose tout entier sur la quête de l’identité. On comprend mieux cette affirmation lorsqu’on sait que cette histoire a comme personnage central un Acadien, François Leblanc, qui fait carrière à Montréal comme reporter aux affaires municipales pour la chaîne télé CTV sous le nom de… Frank White.
Leur identité dans leurs bagages
Le roman s’amorce alors que François Leblanc décide à la dernière minute d’accompagner sa femme, Laurence, à Atlanta. Elle doit y recevoir un prix de l’American Society of Journalists and Authors (ASJA) pour une série de reportages publiés dans le Globe and Mail et repris ensuite par le New York Times. Déjà, le fait de voir deux francophones gagner leur vie dans les médias en travaillant en anglais, à Montréal, devrait nous mettre la puce à l’oreille … Mais revenons plutôt au projet de Laurence.
Son but était de tracer un portrait de l’Amérique actuelle en se servant des nombreuses occurrences de villes empruntant leur nom à d’autres, souvent beaucoup plus célèbres — tous les Berlin, Paris, Montpellier, Londonderry, Bethlehem, Plymouth, Windsor, etc… —, situées ailleurs dans le monde. Elle visait ainsi à illustrer le fait que « tous ces immigrants qui sont venus fonder des villes en Amérique ont apporté une part de leur identité dans leurs bagages ». Sa série esquissait ensuite les portraits d’Américains vivant, à l’intérieur même de leur territoire, à Londres, Madrid ou Moscou, soulignant ainsi d’un trait rouge à quel point le pays s’était toujours défini et construit par l’immigration. Cet angle d’approche original s’est vu brillamment confirmé par le Prix.
Sauf que tout tourne au vinaigre dès que les deux journalistes mettent le pied à Atlanta … Les choses se dégradent rapidement alors que Laurence et François sont enlevés dans le stationnement de l’hôtel où doit se tenir le congrès de l’ASJA. L’agression est particulièrement violente et ils se retrouvent tous deux dans une camionnette blanche de laquelle François, qui se débat furieusement, est finalement éjecté. Il s’en tire avec des vêtements ensanglantés mais surtout avec une seringue plantée dans la cuisse pendant que Laurence elle, disparaît, toujours prisonnière dans la camionnette qui file à toute vitesse.
François se relève péniblement et constate qu’il est dans un quartier, disons, mal famé. Avant de perdre conscience, il est recueilli par une prostituée qui deviendra un personnage majeur de l’histoire et qui lui sauve carrément la vie. Oufff. La suite est encore plus rocambolesque … mais Jacques Savoie raconte tout cela beaucoup mieux que je ne saurais le faire. Et, comme à l’habitude, je vous invite donc à découvrir par vous-même qui a enlevé Laurence et pourquoi.
Un maelström un peu confus
Par contre, le lecteur est tout de suite frappé, dès les premières pages, par la richesse du sous-texte qui se révèle derrière l’intrigue. Rien n’est «simple» ici, dans le sens précis où tout est au moins «double». François Leblanc-Frank White est un journaliste francophone qui travaille exclusivement en anglais. Et Laurence est un de ces bébés chinois adopté à fort prix par toute une génération de familles québécoises; on comprend mal d’ailleurs pourquoi elle choisit elle aussi de travailler en anglais. De même Bi Alley, la « prostituée » qui recueille François-Frank, est un travesti qui est en fait un ex-banquier devenu peintre de grand talent.
On comprendra mieux quand Savoie se mettra à raconter, avec beaucoup de tendresse et de retenue, l’enfance de François en Acadie et la tragédie qu’il a vécue là-bas, beaucoup plus jeune, lors de la mort de son frère. Plus on en apprendra sur lui et sur Laurence, plus on connaîtra Bi Alley-Bruno Doppelmayr, plus on saisira la complexité et la richesse du récit que nous propose Jacques Savoie.
En mêlant le présent et le passé, en faisant par exemple défiler dans la nuit les souvenirs-fantômes de ces convois de déportés acadiens traversant le sud des États-Unis pour rejoindre la Louisiane, en montrant pour ce qu’il est le visage de l’oppression et les traces de l’esclavagisme, Savoie crée une sorte de maelström un peu confus où il est parfois difficile de se retrouver. Un peu comme le monde sans nuance qui est devenu le nôtre. Et la réalité de plus en plus complexe avec laquelle il nous faut chaque jour composer, avec ses pertes de repères en tous genres.
Ça sert à cela aussi les polars.
La honte de Frank White
Jacques Savoie
Libre Expression, Montréal 2024, 306 pages