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Claude Lévesque
Pour le meilleur ou pour le pire, le populisme a progressé en Occident. Le cas du Royaume-Uni est intéressant ne serait-ce que parce que les Britanniques possèdent de très vieilles institutions politiques, qui ont eu l’heur de résister aux bouleversements, mais qui n’en ont pas moins été déstabilisées ces derniers temps.
Le populisme est généralement défini comme étant une sorte de révolte contre les « élites » ou, plus précisément, une dénonciation de ces dernières, accusées de monopoliser la richesse et le pouvoir, mais également le prestige et les moyens de communications [1]. Il est certain que le Royaume-Uni vient de vivre au moins une décennie fortement marquée par le populisme et que les partis traditionnels en ont été ébranlés. Surtout le Parti conservateur, qui devrait se présenter devant l’électorat d’ici la fin de l’année [2].
Le Brexit comme exemple
La saga du Brexit est souvent vue comme l’exemple d’un peuple qui a été gagné par le populisme. Il est certain qu’elle s’est nourrie d’un réel mécontentement populaire concernant la conduite des affaires par l’élite politique traditionnelle. Il est tout aussi certain que la campagne visant à faire sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne a été menée par des hommes qui présentent les caractéristiques, ou à tout le moins les apparences, de leaders populistes. On parle surtout de Nigel Farage et de Boris Johnson.
Nigel Farage est devenu en 2006 le chef de l’United Kingdom Independence Party, qui avait été fondé en 1993. Les succès de l’UKIP (notamment aux élections européennes) au cours des années 2010 ont contribué au fait que le conservateur David Cameron s’est cru obligé de tenir un référendum sur le Brexit. (Non pas pour réaliser le divorce mais au contraire pour vider la question en espérant que les électeurs allaient voter « Non », ou plus exactement « Remain ».)
Boris Johnson s’est fait connaître comme journaliste semeur de controverses avant d’occuper la mairie de Londres et finalement d’aller jouer les trublions au niveau « national » au sein du Parti conservateur.
Nigel Farage et Boris Johnson sont tous deux issus de la bourgeoisie britannique, donc de l’élite, même s’ils réussissent assez bien à parler le « langage du peuple » et ainsi à faire croire à ce dernier qu’ils parlent en son nom [3].
On a souvent dit que le Brexit a été vendu à la population à force d’arguments portant sur la prétendue menace d’une immigration « incontrôlée ». Cela a joué, à n’en pas douter. Mais ce n’est pas là toute l’histoire. On a moins parlé, par exemple, du fait que certains secteurs de la population, dont les agriculteurs, les pêcheurs et une partie des entrepreneurs, ne trouvaient pas leur compte dans les politiques de l’Union européenne.
Trains, camions et bateaux
Le Brexit est devenu réalité. Les Brexiters (groupe auquel le gouvernement conservateur s’est joint une fois que le résultat du référendum a été connu) ont promis que le Royaume-Uni allait accueillir moins d’immigrants. C’est le contraire qui s’est produit parce que ce pays a plutôt augmenté le nombre de visas qu’il accorde aux travailleurs « temporaires » et aux étudiants. Par ailleurs, on compte probablement moins de personnes atteignant la Grande-Bretagne de façon irrégulière en empruntant l’Eurotunnel (surtout parce que la vigilance s’est accrue du côté français), mais on rapporte plus de traversées de la Manche à bord de « small boats » [4].
On parle de 30 000 arrivées en sol britannique par ce dernier moyen en 2023, un chiffre assez modeste par rapport à une immigration nette s’élevant à 1,4 million en 2023. Comme le phénomène est très visible, on en parle beaucoup. Les adversaires de toute immigration ont beau jeu d’y voir une « invasion ». Le gouvernement de Rishi Sunak, de son côté, invoque à juste titre la nécessité de mettre fin à un commerce aussi dangereux que lucratif, mais il reste que le chiffre est très inférieur à celui des migrations qui empruntent les routes de la Méditerranée.
Un pays « sûr »
En avril 2022, Boris Johnson, alors premier ministre, annonce une politique visant à déporter vers le Rwanda tout migrant qui est entré sur le territoire britannique par des moyens illégaux après le 1er janvier 2022. Le projet a été dénoncé par la Cour européenne des droits de l’homme et ensuite par la Cour suprême du Royaume-Uni au motif que le Rwanda ne peut pas être considéré comme un pays sûr comme le prétend le gouvernement Sunak et que les personnes refoulées risquent, soit d’être retournées dans leur pays d’origine avec les dangers que cela comporte, soit d’être expulsées vers d’autres pays où elles pourraient aussi être maltraitées [5].
Un projet de loi amendé a ensuite été adopté par le Chambre des communes en décembre 2023, mais pas par la Chambre haute. Cette politique, si elle est finalement appliquée, sera valable pour au moins cinq ans. Les personnes visées pourraient demander le statut de réfugié à partir du Rwanda et entrer au Royaume-Uni si leur demande est acceptée mais, dans le cas contraire, elles ne pourraient jamais présenter une nouvelle demande [6].
L’opposition au projet ne se limite pas aux lords et aux magistrats de la haute cour. Une majorité de Britanniques ont exprimé une opinion défavorable depuis le début de l’affaire selon plusieurs sondages [7].
La porte tournante
On s’explique donc mal l’obstination du gouvernement Sunak. On peut y voir l’influence de groupes ou d’individus populistes de tendance xénophobe au sein du Parti conservateur ou en marge de ce dernier. Il y a toujours eu une porte tournante entre l’UKIP, le UK Reform Party (nouveau nom du Brexit Party) et le Parti conservateur. Par exemple, Nigel Farage est un ancien tory et il a été pressenti récemment pour rentrer au bercail [8].
Les intentions de vote en faveur du Parti conservateur sont actuellement au plus bas. Elles ont connu des hauts et le plus souvent des bas depuis que les tories ont pris le pouvoir en 2010, succédant aux travaillistes de Gordon Brown. Une des raisons en est que les populistes de droite ont grugé leurs appuis et les ont parfois incités à prendre des décisions mal avisées.
Le populisme est souvent vu comme étant un phénomène de droite, mais il peut aussi être de gauche. La vérité, c’est qu’il n’est pas toujours possible de le situer sur cette échelle. Par définition, les populistes dénoncent le statu quo et les « élites » qui le défendent. Ceux qui s’opposent aux mesures d’austérité ou qui, à d’autres époques, dénonçaient l’esclavage, le régime d’apartheid en Afrique du Sud, la misogynie ou l’homophobie officielles, ont sans aucun doute fait progresser les sociétés.
Et l’extrémisme, you said ?
En mars, le gouvernement Sunak a annoncé son intention d’amender une politique qui date de 2011 et qui vise à combattre l’« extrémisme qui va à l’encontre des valeurs britanniques ». Une espèce de « charte des valeurs », si l’on veut ! Le but de cette mise à jour, selon le gouvernement, est de freiner la montée récente de l’extrême-droite, du djihadisme et de l’antisémitisme.
Ce projet a été critiqué par les vétérans des luttes précitées, mais également par des groupes aussi divers que les producteurs d’oeufs biologiques, les défenseurs de la laïcité, les partisans de la chasse à courre et les opposants à la monarchie [9].
De façon plus générale, les défenseurs des libertés fondamentales disent craindre que le gouvernement se serve de l’élargissement de la définition de l’« extrémisme » à des fins électorales [10].
[1] Colin Crouch, Post Democracy, does populism have a place in the UK ? LSE Blogs, 9avril 2019 [2] Connor Martin, Is populism on the rise in the UK?, The Speaker, 7 janvier 2024 [3] Stir Abell, How Britain Really Works, John Murray Publishers, Londres 2018, pages 93-94 et passim [4] Roy Atkins, Say one thing, do another, BBC, 25 mars 2024 https://www.bbc.com/news/uk-68626430 [5] What is the UK’s plan to send asylum seekers to Rwanda? BBC, 21 mars 2024 [6] Albert Toth, The four reasons why the Rwanda Bill is being fought by Lords, The Independent, 7 mars 2024 [7] Public backs Lords in clash with government on Rwanda Bill – new poll, British Future, 17 mars 2024 [8] Annabelle Dickson , Is Brexit king Nigel Farage the answer to Tory owes? Politico, 29 février 2024 [9] Ben Quinn, An appalling direction: UK activists criticize plans to redefine extremism, The Guardian, 11 mars 2024 [10] Harmon Siddique et Sammy Gecsoyler, How has UK extremis definition changed and why is it attracting criticism ?, The Guardian, 14 mars 2024