À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : International

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Daniel Raunet

Pour expliquer l’irruption des Houthis du Yémen dans l’actualité internationale, une partie de nos médias se contentent d’invoquer un axe géostratégique chiite manipulé par l’Iran qui va du Hezbollah libanais aux chiites yéménites en passant par le régime du dictateur syrien Bachar el-Assad et les milices irakiennes inféodées à Téhéran. Le ciment de tout cela serait l’appartenance à une religion unique, le chiisme. Faux départ. Il faut déboulonner un mythe, tous ces pays ne partagent pas la même religion.

Les origines

Dès la mort du prophète Mahomet en 632 se pose la question du leadership de la nouvelle religion. Un des principaux chefs de guerre s’impose comme commandeur des croyants, Abou Bakr, le père d’Aïcha, la troisième épouse de Mahomet. Un choix que désapprouve une autre faction, les partisans d’Ali ibn Abi Talib [1], cousin germain de Mahomet. Après la mort d’Abu Bakr, ses deux successeurs Omar et Othman périssent assassinés. En 656 Ali devient alors le cinquième calife de l’islam, mais six mois après, il doit faire face à une révolte attisée par Aïcha et dirigée par Mu’awiya, gouverneur de Syrie et membre de la famille d’Othman. À l’issue d’un premier affrontement, la bataille du Chameau, une trêve est conclue, trêve que n’approuve pas une partie des troupes d’Ali.

C’est le premier schisme de l’islam, les kharidjites, des puritains qui estiment que les qualités morales d’un calife priment sur l’origine ethnique ou familiale. Ils se séparent donc d’Ali, Ali les écrase militairement et un kharidjite venge les siens en l’assassinant en 661. Les descendants contemporains des kharidjites sont les ibadites, majoritaires dans un seul pays, le Sultanat d’Oman.

À la mort d’Ali, Mu’awiya remporte la partie et devient, pour ses partisans les futurs sunnites, le sixième calife de l’islam, fondateur de la dynastie des Omeyyades. Les partisans d’Ali se rallient derrière ses fils, Hasan, puis Husayn. À la mort de Mu’awiya, Husayn refuse de se soumettre à son successeur, Yazid, et meurt le 10 octobre 680, tué par les Omeyyades à la bataille de Karbala.

Il devient le deuxième martyr des chiites (chiite veut dire partisan, disciple) qui se séparent définitivement des vainqueurs sur une question fondamentale : pour eux, la transmission du pouvoir doit se faire de façon héréditaire, parmi les descendants du Prophète et par volonté divine, et non pas, comme le font les sunnites, par élection ou consultation.

Les multiples chiismes

L’histoire du chiisme est compliquée, mais pour en venir à l’époque actuelle, il est divisé en plusieurs religions fort différentes les unes des autres. Ces différences sont axées principalement sur l’identité des successeurs des imams Ali et Husayn.

La branche principale est celle qui dirige aujourd’hui l’Iran, le chi’isme duodécimain (du latin duodecim, douze), et dont la foi est partagée par la majorité des Irakiens et par les chi’ites du sud du LIban. Les duodécimains reconnaissent douze imams, le dernier Muhammad al-Mahdi ayant disparu en 874 dans un souterrain de la ville de Samarra en Irak d’où il est censé ressortir à la fin des temps. Ils se sont dotés d’un véritable clergé et, depuis la Révolution islamique en Iran, nombre d’entre eux adhèrent à la théorie théocratique de la wilayat-al-faqih, le gouvernement par les docteurs de la foi.

La deuxième branche en importance est le chi’isme septimain, du nombre sept, qui diverge à partir de la succession du sixième imam, Jâfar-al-Sadîq, en 765. Le nom de leur septième imam, Ismaïl, fait qu’on les appelle aussi ismaéliens. Ils se sont divisés en plusieurs branches, dont les nizârites, fidèles de l’Aga Khan. D’autres religions, influencées par le soufisme et l’ésotérisme, se sont développées sur les marges du chiisme septimain : les alaouites (Syrie, Liban, Turquie) qui contrôlent l’État syrien, les alévis de Turquie et les druzes du Liban, de Syrie et du nord d’Israël.

On arrive enfin au Yémen, avec les zaydites, séparés du tronc principal du chi’isme deux imams avant les ismaéliens. Ils tirent leur nom de Zayd ibn Ali, un des petits-fils de l’imam Husayn, tué lui aussi par les Omeyyades. En 887, un des partisans de ses doctrines, Al-Hâdi Yahya Ibn al-Hussein, convertit les tribus montagnardes du nord du Yémen et fonde un imamat zaydite, un régime politico-religieux qui va durer jusqu’en 1962.

Contrairement aux duodécimains, les zaydites considèrent que n’importe qui peut devenir imam à condition qu’il soit vertueux et descendant de l’imam Ali. Ils n’adhèrent pas à la théorie duodécimaine d’un douzième imam caché. Ils n’ont pas de clergé à proprement parler et leurs rites ainsi que leur jurisprudence sont très proches de leurs voisins sunnites et diffèrent considérablement de ceux des Iraniens. Bref, il y a chi’ite et chi’ite.

Des zaydites aux Houthis

Le système politique des zaydites a duré onze siècles, jusqu’au renversement du dernier imam en 1962 par une alliance entre nassériens, zaydites et sunnites modernistes du Nord-Yémen (le Yémen du Sud et Aden sont restés colonie britannique jusqu’en 1967) [2]. Ce n’est qu’en 1990 que les deux Yémen républicains s’unifient. Période de crises et de guerres civiles, fomentées en grande partie par l’Arabie saoudite, ennemie jurée des zaydites et soucieuse d’implanter son idéologie wahhabite dans tout le pays.

Face à un état central dominé par les sunnites et à la menace des salafistes et des Frères musulmans qui commencent à s’implanter dans le Nord, un renouveau religieux zaydite se développe sous l’impulsion de notables censés descendre du prophète Mahomet, les sayyids [3]. L’un des principaux, Badr-al-Din al-Houthi (sa famille vient de la ville de Huth), est à l’origine du nom du mouvement des Houthis. C’est un de ses fils, Hussein Bareddine al-Houthi, qui crée au début des années 1990 le noyau dur du mouvement, les « Jeunes croyants » qui regroupe dans ses camps d’été jusqu’à 15 000 participants.

Le gouvernement central d’Ali Saleh commet l’erreur de tenter d’imposer aux zaydites des rites inspirés des salafistes et des wahhabites. Puis en 2001, il se range derrière la coalition américaine contre Al-Qaeda et les talibans. Les houthistes deviennent alors la seule force politique yéménite à la fois propalestinienne et anti-impérialiste, ce qui attire à eux des pans significatifs de la population.

Au début de la République, Hussein al-Houthi avait appuyé le pouvoir socialiste du Yémen et avait même été député pendant cinq ans. Mais la posture internationale de son mouvement finit par transformer ce sayyid charismatique en ennemi public numéro un, en particulier sous la pression des Américains. Et des Saoudiens, qui craignent que les Houthis ne fassent des adeptes dans deux provinces limitrophes, Najran et Asir, arrachées au Yémen en 1934.

La guerre du Saada

L’insurrection contre le régime yéménite éclate en 2004. Elle a pour épicentre les hauts plateaux du Nord, la province de Saada, tenue à l’écart du développement économique par le pouvoir central. Offensives peu concluantes et trêves éphémères se succèdent. Sans entrer dans le détail, signalons quelques jalons marquants. En septembre 2004, Hussein al-Houthi est assassiné par la police yéménite. Son demi-frère Abdulmalik al-Houthi lui succède. En février 2006, une énième trêve se traduit par une réouverture des institutions religieuses zaydites en échange de la promesse de ne plus crier « mort à l’Amérique, mort à Israël » dans les mosquées.

Dès 2005, les États-Unis arment le Yémen. L’implication longtemps soupçonnée de l’Iran dans l’armement des Houthis n’est confirmée que depuis 2013. Après la reconduction d’Ali Saleh à la présidence lors des élections de 2006, l’efficacité de la guérilla houthie s’améliore tandis que se développe une économie de guerre où l’on voit des militaires vendre des armes aux rebelles et des unités sans soldat créées par des officiers corrompus.

L’internationalisation du conflit

En novembre 2009, les Houthis prennent le contrôle des montagnes du Jabal Dukhan, à la frontière de l’Arabie saoudite qui surplombe les plaines côtières de l’extrême sud de ce pays. Ils abattent même un officier saoudien. Ryad entre en guerre contre les Houthis, pour de longues années. Les Américains et les Iraniens envoient à leur tour des navires le long des côtes. On estime que de 2004 à 2010, la guerre du Saada a fait dans les 10 000 morts [4]. À ce conflit s’ajoutent à Aden et dans l’est du Yémen les actions des jihadistes d’Al-Qaeda, puis, plus près de nous, de Daech.

La vague du Printemps arabe en 2011 change la donne. La jeunesse yéménite se révolte contre l’inamovible président Saleh. Malade, il lâche le pouvoir en 2012. Cette année-là, les Houthis qui trouvent que leur nom reflète trop une origine tribale se rebaptisent Ansar Allah, les Partisans d’Allah. En mars 2015, le successeur de Saleh, Abdrabbo Mansour Hadi, s’enfuit de la capitale Sanaa après la prise du Palais présidentiel par les Houthis. Il commence une vie d’exil à Aden, d’où il est chassé par une avancée des troupes houthistes, puis en Arabie saoudite d’où il prétend présider, toujours détenteur de la reconnaissance internationale.

En 2014, les Houthis capturent Sanaa. L’année suivante, les Saoudiens font appel à neuf pays musulmans pour forger une coalition anti-Houthi, avec l’entrée en scène des troupes des Émirats arabes unis.

L’éclatement du camp présidentiel

Dans la situation actuelle, les Houthis contrôlent l’essentiel de l’ancien Yémen du Nord, y compris la capitale Sanaa, mais pas la zone portuaire de Midi, à la frontière saoudienne, ni la région de Moka sur la mer Rouge. Ils assiègent Taïz, la troisième ville du pays. Le gouvernement internationalement reconnu, les « loyalistes » contrôlent Aden et le gros de l’ancien Yémen du Sud tout le long de la côte de l’Océan Indien.

En mars 2022, les Saoudiens ont donné le coup de grâce au gouvernement yéménite en cessant les hostilités et en obtenant le mois suivant la renonciation d’Abdarabbo Mansour Hadi, en exil doré chez eux, à ses fonctions présidentielles en faveur d’un « Conseil de direction présidentiel ». Selon International Crisis Group, le leader saoudien Mohamed ben Salman a pris acte de l’échec de l’intervention militaire de son pays et compte désormais sur la diplomatie pour pacifier la région, y compris en négociant en sous-main avec les Houthis pour sécuriser 1400 km de frontière commune.[5] Les Saoudiens comptent également sur un dialogue discret avec les Houthis pour les éloigner de l’Iran et éviter l’expansion de l’influence d’autres acteurs comme les Émirats arabes unis ou la Turquie.

Le Conseil de direction présidentiel n’est plus qu’une illusion. Déjà depuis 2019, Aden est en état de sécession après avoir chassé le président Hadi, brièvement de retour. La région est contrôlée par un Conseil de transition du Sud appuyé par les Émirats arabes unis, inquiets des accointances du régime officiel avec les islamistes et les Frères musulmans. [6] Autres forces centrifuges : les troupes de Tareq Saleh, un neveu de l’ancien président retranché à Moka, les Brigades des Géants, d’obédience salafiste, une milice financée par les Émirats arabes unis mais également proche de Ryad et aussi diverses divisions de l’armée liées aux anciens présidents et à leur parti Islah. Les membres du Conseil de direction présidentiel issus des provinces pétrolières, l’Hadramaout, Marib et Shebwa revendiquent leur autonomie, tandis que Aden et les autres sont en faveur d’un état unitaire.

Ajoutez à cette confusion la contagion de la guerre de Gaza à la mer Rouge, les pauvres Yéménites ne sont pas sortis d’affaire.

[1] Pierre-Jean Luizard, « Chiites et sunnites, la grande discorde en 100 questions », éd. Taillandier, Paris 1917.

[2] Peter Mansfield, « The Arabs », Penguin Books, Londres, 1992.

[3] Marieke Brandt, « Tribes and politics in Yemen, a history of the Houthi conflict », Oxford University Press, New York, 2017.

[4] Gilles Paris,  » Accalmie dans le nord du Yémen entre l’armée et la rébellion houthiste », Le Monde, Paris, 18 février 2010. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2010/02/18/accalmie-dans-le-nord-du-yemen-entre-l-armee-et-la-rebellion-houthiste_1307827_3218.html

[5] Ahmed Nagi,  » Catching Up on the Back-channel Peace Talks in Yemen », International Crisis Group, Bruxelles, 10 octobre 2023. https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/gulf-and-arabian-peninsula/yemen/catching-back-channel-peace-talks-yemen

[6] Veena Ali-Khan, « Yemen’s troubled Presidential Leadership council », International Crisis Group, Bruxelles, 4 mai 2023. https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/gulf-and-arabian-peninsula/yemen/yemens-troubled-presidential-leadership-council

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