Partagez cet article
Wikimedia
Rudy Le Cours
Au début du mois, le mot en R brûlait les lèvres de presque toutes les personnes qui placent leurs économies à la Bourse, en tout ou en partie.
Fausse alerte puisque la chute de 3 % de l’indice S&P 500 enregistrée le lundi 5 était effacée le vendredi. Repli hebdomadaire : 0,04 %, autant dire trois fois rien.
Fausse question puisque les récessions font partie du capitalisme au même titre que les saisons dans la nature. Différence notable toutefois qui alimente les spéculateurs de tout acabit, elles ne répondent pas à une mécanique aussi précise que la rotation de la Terre. En fait, si les récessions sont toutes porteuses de souffrances, leur élément déclencheur, leur profondeur, leur étendue et leur durée les distinguent les unes des autres.
Il aura fallu deux événements pour mettre fin à l’euphorie boursière amorcée l’an dernier, quand les intervenants sur les marchés boursiers ont conclu que les banques centrales avaient complété leur resserrement monétaire.
Le risque d’embrasement du Proche-Orient n’est pas du nombre.
Le premier, survenu le 31 juillet, a été l’annonce par la Banque du Japon d’une première hausse de son taux directeur depuis 2008.
Même à seulement 0,20 %, ce tour de vis a vivement apprécié le yen et plombé l’indice boursier Nikkei : la croissance nippone repose largement sur les exportations. Ce petit resserrement a rendu soudainement moins attrayantes les opérations de portage (carry trade) des fonds spéculatifs. En empruntant à coût quasi nul en yens, ils gageaient sur d’autres marchés. Mais l’appréciation du yen a signifié des pertes sur le taux de change. Pour les limiter, ils ont dû liquider leurs positions dans la monnaie investie provoquant des ventes massives et, dans la foulée, la culbute de la plupart des indices boursiers.
Deux jours après, les données de juillet sur l’état du marché du travail américain ont déçu les attentes. Si plus de 100 000 emplois nets ont été ajoutés en juillet, un nombre somme toute ni bon ni mauvais, le taux de chômage a néanmoins augmenté à 4,3 %. Ce faisant, sa moyenne mobile des trois derniers mois s’est établie à un demi-point de pourcentage au-dessus de son taux plancher des 12 derniers mois.
Pareille occurrence déclenche la règle de Sahm. Selon les observations de l’économiste Claudia Sahm, chaque fois que pareille observation est observée, une récession s’ensuit (1).
Dès lors, on comprend la nervosité extrême de tous les spéculateurs qui se sont réfugiés sur le marché obligataire, sur l’or ou le franc suisse pour sauver leurs billes. Ce, en dépit des déclarations rassurantes du gouverneur de la Banque du Japon, qui a précisé que d’autres hausses de taux n’étaient pas imminentes et de celles de Claudia Sahm elle-même, qui a précisé que la forte immigration des derniers mois avait gonflé anormalement les rangs des demandeurs d’emploi.
De la cupidité à la peur
Le 16 juillet, le S&P 500, indice phare de l’activité boursière américaine, a atteint un nouveau sommet : 5667,20 points en fin de séance. Les actions américaines sont chères. À plus de 20 fois les bénéfices escomptés des 12 prochains mois, elles s’échangent bien au-dessus de leur moyenne historique de 17, mais encore loin des sommets atteints juste avant le Grand Confinement ou l’éclatement de la techno-bulle au tournant du millénaire.
Ces deux sommets ont précédé deux récessions de courte durée et de faible profondeur, celle de 2001 (qui n’a pas frappé le Canada) et celle de l’hiver 2020.
Cette fois-ci, des indicateurs pointent à nouveau vers la poursuite de l’expansion.
D’abord, on s’attend toujours à une croissance de 2,9 % de l’économie américaine cette année, ce qui est loin de signaler une faiblesse.
L’indice ISM des services, qui mesure le comportement des décideurs industriels d’achat, a coté 51,6 en juillet. Une marque en haut de 50 est synonyme d’expansion, barre sous laquelle il était passé pour une première fois en juin (2). Mieux, le sous-indice des intentions d’embauche est lui aussi passé au-dessus de la barre de 50.
Bon signe encore, l’association des banquiers immobiliers a indiqué une nouvelle augmentation des demandes de prêts (3).
Cela dit, récession ou pas, les actions restent chères au point où une correction, qui correspond à une baisse d’au moins 10 %, ou à tout le moins un plateau prolongé, devient hautement probable.
L’euphorie récente fait oublier que le S&P 500 a reculé de 12,2 % en 2022 avant de rebondir de 23,4 %, l’an dernier et de poursuivre son expansion jusqu’ici cette année.
Dans une note à sa clientèle, le chef des placements à Banque nationale Investissements Martin Lefebvre fait remarquer que « depuis 2014, il y eu en moyenne neuf journées avec un recul journalier de 2 % pour le S&P 500 par année. Nous n’en avions pas eu une seule depuis 17 mois, soit la plus longue période depuis 2007 » (4).
Un mauvais indicateur
Un faux dicton prétend que la Bourse est en avance de six mois sur la réalité économique. Bien que cette assertion se vérifie parfois, elle est loin d’être fiable.
Remontons quelque peu dans le temps.
En décembre 1972, la moyenne industrielle Dow Jones, qui était alors le meilleur indicateur de l’activité boursière, avait atteint le sommet à l’époque vertigineux de 1020, 02 points, avant d’amorcer une chute brutale provoquée par le choc pétrolier et l’abandon de la convertibilité du dollar en or. Septembre 1974, il ne cotait plus que 607,87, en recul de 40 %. Il aura fallu attendre jusqu’en novembre 1982, au sortir de la récession, pour qu’il franchisse un nouveau sommet.
Autre exemple, août 1987, nouveau sommet à 2662,95 points. Puis le fameux lundi noir du 17 octobre où l’indice plonge de plus de 20 % dans la séance pour s’enfoncer jusqu’à 1835,53 points en novembre, un recul total de 31 %. La récession a suivi en … 1990.
Si on regarde plutôt le comportement du S&P 500, qui reflète désormais mieux l’activité boursière américaine, on fait le constat suivant. Au cours des 150 dernières années, il a obtenu un rendement annuel négatif 54 fois dont sept depuis le début du millénaire, caractérisé par trois récessions en 2001, 2008-2009 et 2020
Voilà qui fait dire à quelques loustics avisés que la Bourse a prédit sept des trois dernières récessions.
Les catalyseurs technos
Depuis le krach de 1929, la Bourse est tirée par les titres technologiques qui gonflent les indices phares. En 1929, c’était RCA Victor, surnommé Radio à cause de son produit vedette, la radio dans les voitures, une nouveauté très prisée.
Durant la longue léthargie des années 1970, la situation aurait pu être pire, sans Xerox, l’inventeur du photocopieur, ni IBM alors leader de la quincaillerie informatique.
Pendant le techno-boom nourri par la phobie du bogue de l’an 2000, il y avait bien sûr Microsoft (logiciels) et Corning (fibre optique), mais aussi Nortel, Teleglobe et JDS Uniphase, fleurons canadiens aujourd’hui disparus.
Durant les années 2010, on n’en avait plus que pour les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), toujours très actives même si deux d’entre elles ont changé de nom. Google est devenue Alphabet et Facebook, Meta.
Depuis 18 mois, cet acronyme est remplacé par les Sept Merveilles (The Magnificent Seven). Au quintet GAFAM se joint Tesla et surtout Nvidia, spécialisée dans la conception de cartes graphiques indispensables au développement de l’intelligence artificielle.
Ces sept titres accaparent à eux seuls plus du quart de la capitalisation boursière du S&P 500 et plus des deux cinquièmes de la bourse électronique Nasdaq.
Ce sont eux qui ont propulsé les indices américains à des sommets, même si Amazon, Apple et Microsoft sont les seuls à faire partie des 30 sociétés de la moyenne Dow Jones. Et c’est avant tout ce Groupe des Sept qui a plombé les indices lors de la séance mouvementée du 5 août puisque les spéculateurs ont emprunté pour les détenir.
Or, certains de ces géants éprouvent des ennuis ces jours-ci.
L’action de Tesla qui perd du terrain face à ses concurrents chinois est d’ailleurs en net recul cette année.
Google vient d’être reconnue coupable d’abus de position dominante, euphémisme pour monopole.
Dans cette décision, il a été établi qu’elle versait 25 milliards à Apple pour empêcher l’arrivée de moteurs de recherche concurrents sur ses ordinateurs.
Pour Apple, c’est autant d’argent facile de perdu. Un malheur n’attend pas l’autre. Warren Buffet, l’oracle d’Omaha, a indiqué avoir liquidé la moitié de sa position dans la plus grande capitalisation boursière américaine.
Ces éléments ont de quoi stimuler la nervosité des spéculateurs et la volatilité des places boursières.
Mais pas forcément de ralentir l’économie réelle.
La fin d’un cycle ?
Bref, encore trop tôt pour signaler la fin du présent cycle économique. Techniquement, il a commencé au printemps 2020, à la fin du Grand Confinement. Trois ans, c’est plutôt court.
Toutefois, quand un peu tout le monde a été mis à l’arrêt en janvier 2020, cela n’avait rien à voir avec une récession classique provoquée par une crise financière (comme en 1982 ou en 2008) ou par un excédent de production. Les causes étaient exogènes.
À maints égards, nous sommes encore dans le prolongement du cycle amorcé dans la foulée de la Grande Récession de 2008-2009. Tôt ou tard, il prendra fin.
Dans le meilleur des cas, il sera prolongé quelque temps après un ralentissement d’activité que les banquiers centraux appellent atterrissage en douceur, exercice difficile et délicat auquel ils s’affairent néanmoins. Après avoir péniblement endigué la montée des prix, ils tentent désormais d’orchestrer un desserrement ordonné des conditions de crédit sans relancer l’inflation.
Les intervenants sur les marchés pourraient néanmoins tout faire dérailler, s’ils cèdent à la panique. Parfois, il suffit de peu.
Au cours des prochaines semaines, les amateurs de montagnes russes en auront sans doute pour leur argent.