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Jean-Claude Bürger
On peut ne pas apprécier particulièrement le poids d’un âge qui donne le privilège d’attendre une soixantaine d’années avant de revoir un film qu’on a beaucoup aimé. Mais enfin … Il serait déraisonnable de bouder, le plaisir de pouvoir le faire et de n’être pas conscient que le destin, au fil des années, distribue cette sorte de cadeau avec de plus en plus de parcimonie.
Zorba le Grec, en noir et blanc (https://ok.ru/video/79374715619), sur la toile d’un de ces écrans auxquels la technologie des projecteurs contemporains donne accès au sein même des foyers, retrouve sa magie de 1964. Une année qui offrit à Anthony Quinn le plus beau rôle de sa carrière.
Aux spectateurs elle a offert un film dont la musique, le sirtakis composée par Mikis Theodorakis, a enchanté même ceux qui ne l’avaient pas vu tant elle s’est échappée des cinémas pour envahir la radio, les soirées, et les vacances de l’époque. Elle résonne aujourd’hui encore d’une irrésistible gaieté.
Est-ce à cause de la joie qui se dégage de cette danse traditionnelle que j’avais le souvenir d’un film joyeux ? Probablement en partie, car je ne suis pas le seul à être resté sur cette impression.
Pourtant de fait, c’est d’un drame qu’il s’agit.
Pour ceux qui ne l’ont jamais vu, ou pour ceux qui comme moi en auraient oublié l’essentiel et aimeraient le revoir, après des années, il serait injuste d’en dévoiler l’histoire. Mais plus importante encore que cette l’histoire, c’est la façon dont Michel Cacoyannis nous la raconte qui force l’admiration.
Ce n’est pas juste le film qui est tourné dans un somptueux noir et blanc, ce sont les personnages qui en sont drapés.
Ces femmes en noir, jeunes veuves splendides (Irène Papas) ou vieilles et flétries comme des pommes oubliées, sortes de fantômes qui passent furtivement dans les rues ou surgissent ça et là en ricanant comme un vol de corbeau de sinistre présage. Le paysage crétois calcaire, aride, d’un blanc crayeux fait une toile de fond dont le contraste accentue encore l’âpreté de leur condition.
La distribution des rôles et des figurations, ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le « casting » est proprement époustouflante des visages qui évoquent Goya ou Daumier, à la limite de la caricature, mais d’une vérité saisissante.
Des hommes aux visages beaux mais ombrageux, dont on n’aperçoit que rarement les épouses. La plupart des figurants ne sont probablement pas professionnels, on n’est pas loin du documentaire ethnographique.
C’est un monde villageois avec sa dureté, sa mesquinerie, ses haines ses frustrations, ses hommes et ses femmes qui ne semblent pouvoir exorciser leurs petites lâchetés individuelles que dans l’exercice collectif de la cruauté.
Bref le spectacle que le réalisateur nous dévoile progressivement de ce monde rural et rétrograde est désespérant. Pourtant et c’est là un de ses tours de force, le film ne l’est pas !
Alexi Zorba principal personnage de ce film est interprété de façon éblouissante par Anthony Quinn qui incarne le rôle de cet homme frustre, roublard, manipulateur, mais séduisant et solaire, un survivant dont la vie dure n’a entamé ni la joie de vivre ni une profonde indulgence vis-à-vis de lui-même et des autres. Elle a surtout laissé intacte sa générosité, l’amour du plaisir et des gens.
Zorba est un fou merveilleux qui illumine de sa présence la noirceur de ce monde. Le personnage inoubliable d’une fable qui prêche la folie comme seul et unique moyen d’accéder à la grâce, c’est-à-dire à une sorte de bonheur de vivre indépendant des circonstances aussi sombres soient-elles.
En ces premiers mois de 2024 nous sommes tous susceptibles d’en avoir besoin.