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Au moment où vous lisez ces lignes, vous êtes déjà sans doute beaucoup plus étourdi encore que moi quand je les écris. Jour après jour depuis le 21 janvier, le président Donald Trump multiplie annonces, déclarations, décrets, intimidations, menaces, mensonges et … changements de cap impromptus qui n’ont pour seuls résultats ou objectifs que de mettre le Canada sur le qui-vive, de propager le chaos, tant chez nous qu’à l’étranger et qu’au sein même des États-Unis.
Rudy Le Cours
Qui pourra le contenir ?
La classe politique canadienne ? Celle du Mexique ou la morcelée de l’Union européenne ? Peut-être, à terme.
À court terme en tout cas, ce sont les marchés financiers et les leaders industriels. Parfois divergentes, ces forces n’en sont pas moins unies dans leur haine de l’instabilité, le résultat le plus concret de l’administration du « bulldozer orange », jusqu’ici.
Après cinq semaines à peine au pouvoir, les indices boursiers américains se replient, malgré des indicateurs économiques loin de pointer encore vers une récession.
Il faut cependant apporter une nuance importante qui n’a pas échappée aux investisseurs et spéculateurs : plusieurs données récemment publiées reflètent le passé. Ainsi, on a interprété l’ajout de 151 000 emplois salariés en février, comme correct, bien qu’un peu en-deçà de la prévision consensuelle.
À y regarder de plus près toutefois, force est de préciser que cette enquête du Bureau of Labour Statistics auprès des entreprises porte sur la semaine du 12 février (1). Elle reflète donc la paye de la ou des deux ou quatre semaines précédentes. Bref, avant tout le marché du travail aux derniers jours de l’administration Biden.
Les données de mars et d’avril donneront à coup sûr une image bien différente puisqu’elles reflèteront davantage le massacre à la tronçonneuse d’Elon Musk et de ses larrons dans la fonction publique.
D’ici là, la Réserve fédérale américaine a indiqué vouloir attendre que la poussière retombe avant de s’ajuster. Son président, Jerome H. Powell, un républicain nommé par Donald Trump au cours de son premier mandat, a précisé que c’est le résultat net des changements apportés par le Bureau ovale en matière de commerce, d’immigration, de fiscalité et de réglementation qui déterminera la conduite de la politique monétaire (2).
Autrement dit, pas question de baisser le taux directeur, si les pressions inflationnistes perdurent, n’en déplaise au président Trump.
Des taux élevés
Première conséquence pour l’administration Trump, ses coûts d’emprunt resteront élevés alors que ses besoins d’argent paraissent insatiables. Selon les projections de janvier du Congressional Budget Office (CBO), l’exercice financier en cours se soldera par un déficit de 1900 milliards, soit l’équivalent de 6,2 % de la taille de la première économie du monde (3).
Bien entendu, le travail d’Elon Musk consiste à sabrer les dépenses, mais le président vise aussi à réduire davantage les impôts des ultra riches. Il est loin d’être acquis que la multiplication des tarifs pourra compenser. Selon la fantaisiste « trumpéconomie », les tarifs accéléreraient la croissance puisqu’ils diminueraient la dépendance américaine de biens et de services étrangers.
Or, il y a quasi-unanimité parmi les économistes que les tarifs vont avant tout stimuler l’inflation et augmenter le loyer de l’argent. Deux obstacles à l’activité économique et à la réduction du service de la dette fédérale.
Ainsi, les tarifs de 25% annoncés sur l’aluminium canadien ne peuvent en rien favoriser l’économie américaine. Les quelque 2,7 millions de tonnes métriques livrées par le Canada (essentiellement québécoises) représentent plus de 60 % de la consommation annuelle américaine. Les États-Unis n’en produisent que 678 000 tonnes (4), soit quatre fois moins. On estime à 700 000, les emplois directs et indirects américains qui dépendent du métal gris canadien.
Qu’à cela ne tienne, le premier ministre François Legault brandit la menace d’écouler la production québécoise sur d’autres marchés. Plus facile à dire qu’à faire cependant puisque l’américaine Alcoa détient les alumineries de Baie-Comeau, Bécancour et Deschambault (5). En revanche, elle est sans doute bien placée pour faire reculer Washington comme l’ont fait les géants de l’auto, Ford, GM et Stellantis. Du moins, jusqu’au mois prochain.
Forces et faiblesses canadiennes
Les menaces tarifaires tous azimuts masquent à peine les visées impérialistes du 47e président. Il veut annexer son voisin septentrional en étranglant d’abord son économie dans l’espoir de le cueillir comme un fruit mûr.
Après la salve tarifaire, suivront celles de la diminution des impôts des entreprises et l’allègement des réglementations environnementales qui leur donneront un avantage concurrentiel sur les entreprises canadiennes.
Désormais, il conteste aussi la frontière commune fixée en 1908 de même que la gestion des eaux partagées, confiée à la Commission mixte internationale depuis 1909. Il revendique aussi un droit de passage dans les eaux canadiennes de l’Arctique qui est conséquente avec sa volonté de s’emparer du Groenland.
Et ce n’est sans doute là qu’un début des doléances, voire des exigences.
Le Canada n’est pas à court de munitions pour résister, à court terme.
Même si on déplore que ses finances publiques ont été affaiblies par la dizaine d’années de Justin Trudeau au pouvoir, elles restent dans un bien meilleur état que celles des États-Unis. Le déficit budgétaire pour l’exercice en cours devrait équivaloir à environ 2 % de la taille de notre économie, soit environ trois fois moins que celui de l’Oncle Sam.
La dette nette du gouvernement équivaut à 50 % de notre PIB, alors que celle des États-Unis dépasse désormais 100 %.
Voilà pourquoi le Canada pourrait injecter quelque 100 milliards en mesures d’aide ponctuelles aux entreprises et à la main-d’œuvre frappées par les tarifs américains, sans grande détérioration de ses finances publiques, selon une récente étude de Desjardins (6).
D’ailleurs, nos coûts d’emprunt sont beaucoup moins élevés : Ottawa consent ces jours-ci 3,24 % pour un emprunt de 30 ans, contre 4,6 % environ pour Washington.
Le ventre mou
La faiblesse du Canada réside pour le moment dans son leadership politique.
À la différence du Mexique dont la présidente Claudia Sheinbaum fait preuve d’un grand sang froid et d’une ligne de défense maîtrisée, le Canada ne fait pas montre jusqu’ici de la même unité. Il est vrai que l’occupant de la Maison-Blanche vise moins à annexer le Mexique qu’à ériger un mur étanche à la frontière de son premier fournisseur.
Il n’en demeure pas moins que le partage des pouvoirs entre Ottawa et les capitales provinciales et territoriales, objet de querelles incessantes, ne facilite pas l’unité d’action.
Après avoir réagi en rangs dispersés, la classe politique canadienne a d’abord cherché à apaiser l’occupant de la Maison-Blanche. Ottawa a injecté beaucoup d’argent pour « sécuriser » notre frontière commune, alors que les Américains sont les premiers responsables d’assurer l’imperméabilité de leur pays face aux rentrées illégales de fentanyl. Ça n’a pas empêché Washington de mettre ses menaces tarifaires à exécution avant d’accorder un court sursis et d’annoncer d’autres tarifs.
La fin de régime de Justin Trudeau permet au premier ministre Doug Ford de s’autoproclamer le nouveau capitaine Canada, alors qu’il a d’abord confondu les intérêts de sa province avec ceux du pays. Il est vrai que son attitude de matamore va de pair avec celle de l’occupant de la Maison Blanche et qu’elle peut plaire aux loustics.
Personne ne doute toutefois que c’est Ottawa et non Queen’s Park qui doit organiser la ligne de défense.
La difficile courbe d’apprentissage
Pour le mois prochain, c’est au premier ministre non-élu Mark Carney que reviendra la lourde tâche de fédérer les troupes alors qu’il devra s’occuper aussi de son élection.
Dans la course pour conquérir la chefferie libérale, il a esquissé quelques orientations à saveur économique, comme celui d’augmenter le budget de la Défense, ou de maintenir un déficit budgétaire consacré exclusivement à l’investissement dans nos capacités de production.
Face à l’offensive américaine, il s’est présenté comme une personne compétente qui a déjà affronté avec succès la crise financière de 2009 et celle du Brexit en 2015, à titre de banquier central.
C’est une réalité bien plus complexe que d’orchestrer une défense, voire une riposte, qui met en jeu toutes les parties prenantes de la société canadienne, au moment même où il fait ses classes de politicien, tout en sollicitant l’appui de l’électorat.
Tout en gardant un œil sur le bulldozer orange, il devra aussi se défendre contre Pierre Poilievre. Son adversaire conservateur, beaucoup plus aguerri que lui dans la joute politique et éloquent dans la langue de Michel Tremblay présente une feuille de route vierge en matière de négociation internationale.
Entretemps, Washington ne se privera pas pour tenter de tirer profit de cette absence de poigne ou d’expertise au sommet.
Et le Canada ne peut guère compter sur l’appui actif de ses alliés qui en ont déjà plein les bras avec les incendies géopolitiques en Ukraine et à Gaza que ne fait qu’attiser Donald Trump.
1- https://www.bls.gov/news.release/empsit.nr0.htm
2- https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/powell20250307a.htm
3- https://www.cbo.gov/publication/60870
4- https://www.visualcapitalist.com/sp/aac01-us-aluminum-imports/